(Tokyo) Les Jeux olympiques ont presque toujours fait face à de l’hostilité. Mais ceux de Tokyo atteignent un degré jamais vu d’absurdité. Comme un train fou trop lourd pour être arrêté, ils avancent, ils s’enfoncent dans la gorge d’un peuple qui ne veut rien savoir d’eux.

Ce seront les Jeux de Tokyo ? On cherche les signes extérieurs de l’évènement planétaire. On ne les voit pas.

Ce seront les Jeux du Comité international olympique (CIO), tenus à Tokyo, ce qui n’est pas la même chose.

Toyota, commanditaire principal, a décidé de retirer toutes ses publicités. Le constructeur a calculé qu’il lui en coûterait plus d’être associé, même comme annonceur, à l’évènement. D’autres ont décidé d’être discrets aussi.

« Mes élèves étaient très excités l’an dernier, je prévoyais aller voir des compétitions, mais maintenant, les gens n’en veulent pas, me dit Daniel, un enseignant marié à une Japonaise qui vit ici depuis 20 ans. Il n’y a aucune ambiance, les Jeux sont presque cachés. Je ne connais personne qui n’est pas contre les Jeux. »

À peine terminé, l’état d’urgence sanitaire a été déclaré à nouveau fin juin dans la région de Tokyo. Mercredi, on rapportait 1832 cas pour la seule région administrative de Tokyo, un chiffre qu’on n’a pas vu depuis janvier (sur une population de 13 millions, le Grand Tokyo comptant plus de 35 millions de personnes). Plus inquiétant : la tendance est à la hausse nationalement.

Si on compare les chiffres japonais avec les nôtres, ils n’ont rien d’effrayant (15 000 morts au Japon pour 126 millions d’habitants, 11 000 au Québec pour 8,5 millions, c’est 11 fois moins). Mais c’est le pays de l’obsession sécuritaire et sanitaire. Les Japonais sont horrifiés par les chiffres occidentaux. Ils se comparent plutôt à la Corée.

Le président du Comité international olympique, Thomas Bach, a tout de même le culot de dire que l’arrivée de 90 000 personnes pour les Jeux olympiques pose un « risque zéro » pour la population.

Mettons que ce n’est pas l’homme le plus populaire en ville.

C’est vrai : la grande majorité des visiteurs olympiques sont vaccinés ; tous ont subi deux tests dans les 72 heures avant leur arrivée ; puis un chaque jour, avec suivi, etc. Malgré tout, on compte déjà au moins trois éclosions en plein village olympique et 71, selon le plus récent décompte de l’Associated Press, chez tous les gens accrédités – entrepreneurs, organisateurs, travailleurs, etc.

On ne peut pas installer un policier derrière chaque visiteur. Et même en respectant scrupuleusement les règles, les contacts sont inévitables et nombreux.

Selon le CIO, 85 % des gens accrédités ont été entièrement vaccinés ou sont « immunisés ». Comme on l’a vu avec une gymnaste américaine qui s’entraînait en banlieue de Tokyo, la double vaccination n’empêche pas de contracter le virus. Si on additionne les 15 % non vaccinés (13 500 personnes), c’est évidemment mentir que de prétendre à un « risque zéro » de contamination entre les visiteurs olympiques et la population japonaise – ou vice versa.

PHOTO GREG MARTIN, FOURNIE PAR LE COMITÉ INTERNATIONAL OLYMPIQUE, AGENCE FRANCE-PRESSE

Sorte de gage de sécurité sanitaire, le président du Comité international olympique, Thomas Bach (à droite), a remis une torche olympique au directeur général de l’Organisation mondiale de la santé, Tedros Adhanom Ghebreyesus, mercredi.

Pour donner une crédibilité sanitaire à l’opération, le CIO a même invité à Tokyo le grand patron de l’Organisation mondiale de la santé, Tedros Adhanom Ghebreyesus, à prononcer une conférence sur l’importance de l’effort vaccinal mondial et de la solidarité des pays pour en finir avec la pandémie.

M. Bach lui a remis une torche olympique, ils l’ont tenue ensemble, et un sceau d’approbation de santé publique mondiale venait d’être apposé.

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En entendant Thomas Bach, j’ai eu un flashback de Jeux précédents.

« Sotchi sera l’endroit le plus sécuritaire du monde », avait dit Vladimir Poutine en 2014. Deux attentats terroristes à Volgograd avaient fait plusieurs morts à quelques semaines des Jeux. On parlait des « veuves noires du Caucase », qui allaient traverser les montagnes par des sentiers secrets et venir se faire exploser pour des commanditaires islamistes.

Et de fait, il y avait des soldats partout, et des scellés sur les autobus.

Les jeux avaient coûté 50 milliards. Ils ont laissé plusieurs infrastructures inutilisées et le plus grand scandale de dopage étatique jamais révélé – la Russie n’a toujours pas droit à son drapeau à Tokyo, mais ses athlètes peuvent y être.

Deux ans plus tard, en 2016, des spécialistes en santé publique du Brésil et de partout dans le monde avaient appelé à l’annulation des Jeux de Rio, de peur que le virus Zika se répande dans le monde. Les journalistes étaient accueillis avec une bouteille de chasse-moustique. L’hiver brésilien a fait le travail et il n’y a pas eu de contagion.

Mais Rio et le Brésil n’avaient pas les moyens de ces Jeux et là aussi, des stades et des installations sont rapidement tombés en ruine.

Ça ne peut plus durer comme ça, a dit le CIO. En principe, on entre dans une ère olympique nouvelle, plus éthique, avec un souci pour les coûts et la durabilité.

Tellement de villes ont refusé d’organiser les Jeux ces dernières années que le concept d’acceptabilité sociale devient une question non seulement de marketing, mais aussi de survie pour le mouvement olympique.

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Oui, je sais, quand les Jeux commencent, tout est oublié (Poutine en a d’ailleurs profité pour envahir l’Ukraine). Le sport reprend ses droits. Le génie des Jeux revit. Dès le départ, en 1896, l’idée grandiose de réunir des gens de partout dans le monde pour une trêve célébrant l’humanité commune, la jeunesse du monde et les vertus du sport était considérée comme un peu cinglée et vaguement impraticable.

L’idée a survécu. L’idée a même fait fortune, et tant mieux.

PHOTO MOLLY DARLINGTON, REUTERS

Employé tenant des affiches illustrant les consignes sanitaires à respecter au stade Miyagi, où ont lieu des matchs du tournoi olympique de soccer.

Les milliards générés servent à mieux financer le sport. Mais ils lient aussi les gouvernements et deviennent une autojustification. Si Tokyo avait décidé d’annuler les Jeux, des pénalités de 2 à 3 milliards sont prévues au contrat avec le CIO. Des Jeux qui ont déjà coûté 17 milliards américains, selon les dernières estimations.

Bref, pour tenir de beaux Jeux, il faut beaucoup d’argent, et comme on a dépensé beaucoup d’argent, il faut absolument tenir les Jeux…

C’est ainsi que le train des Jeux fonce. Il fonce vers des stades vides, dans une ville en état d’urgence où les restos doivent fermer à 20 h, où les bars sont fermés et où les athlètes ne doivent pas fraterniser.

C’est ainsi qu’un nouveau record d’absurdité sera battu.

Les Jeux n’en mourront pas : mercredi, Brisbane, en Australie, a décroché les Jeux de 2032. Il y a encore en masse de preneurs.

Et tout le monde de regarder le train de Tokyo foncer, en espérant qu’il ne déraillera pas…