Jennifer Abel a plongé pendant 25 ans, dont 16 au plus haut niveau. Une seule fois, elle a profité d’une pause de trois mois, au début de la pandémie, au printemps 2020.

Depuis son retour des Jeux olympiques de Tokyo, début août, elle n’est jamais revenue à la piscine. Et ça ne lui manque pas.

« Ce n’est pas de ne plus aller m’entraîner qui est difficile, c’est de ne pas voir mes amis au quotidien, ne plus voir Mélissa [Citrini-Beaulieu], a-t-elle dit mardi. L’hiver s’en vient, je sais que ce sont les moments les plus durs. Plonger et avoir toujours froid, sortir de la piscine les cheveux mouillés… Ça ne me manque vraiment pas. Et je sais que ça ne me manquera pas non plus. »

Abel a pris la décision de se retirer depuis quelques mois déjà. D’abord, elle est enceinte de 14 semaines d’un bébé voulu et planifié qu’elle aurait souhaité avoir un an plus tôt. Le report des Jeux a changé ses plans.

La « petite Jennifer »

Depuis quelques années, elle partage son quotidien avec les deux enfants de son fiancé, le boxeur professionnel David Lemieux. « C’était vraiment notre rêve d’agrandir la famille avec un mini-David et un mini-moi. »

Elle aurait voulu relayer l’heureuse nouvelle le mois dernier, mais l’idée d’annoncer sa retraite sportive en même temps l’a fait reculer. « Je ne sais pas pourquoi, mais ça m’angoissait tellement. »

Elle a rapidement évacué l’idée d’une conférence de presse : « Je ne voulais pas faire mes adieux devant tout le monde, ça aurait été trop émotionnel. »

Son agente lui a donc suggéré d’écrire une lettre à la « petite Jennifer », celle vers qui la plongeuse de 30 ans s’est tournée pendant quatre jours d’angoisse à Tokyo, en attendant son épreuve individuelle.

Elle croyait que sa médaille d’argent en synchro avec Mélissa Citrini-Beaulieu la libérerait de toute la pression. Ça n’a pas été le cas.

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Mélissa Citrini-Beaulieu et Jennifer Abel aux Jeux olympiques de Tokyo

Seule dans sa chambre du Village des athlètes, elle a pleuré tous les soirs. Comme si l’incertitude de la dernière année et demie l’avait rattrapée d’un coup. Mélissa avait dû partir le lendemain de sa compétition en raison des contraintes liées à la COVID-19. Abel a pensé aux conséquences de contracter le virus et de l’isolement de 14 jours qui aurait suivi.

Elle s’est référée à ce que lui avait enseigné sa psychologue sportive Penny Werthner, qu’elle a consultée pour la première fois en juin 2020, à son retour dans l’eau. « Si je n’ai qu’un seul regret dans ma carrière, c’est de ne pas avoir commencé plus tôt à travailler avec elle. »

À l’épreuve individuelle, elle a débuté sur les chapeaux de roue : troisième en préliminaires, troisième en demi-finale. En finale, elle a raté son troisième plongeon. Elle s’est classée huitième. À ses quatrièmes Jeux, la médaille individuelle tant souhaitée ne s’est pas matérialisée.

Malgré tout, un grand sourire accompagnait ses larmes. « Je m’étais tellement perdue à Rio sur tout ce qui entoure la médaille [elle avait terminé deux fois quatrième]. J’ai travaillé très fort pour ne plus lui accorder la même importance. Ça restait un objectif personnel, mais le fait que j’ai été capable de vivre le moment présent, d’être bien à la piscine comme quand j’étais jeune, c’était magique. »

Un nouveau défi

N’empêche, à son retour au Canada 24 heures après la compétition, elle a songé à Paris 2024. Elle en a aussi parlé avec son fiancé, qui lui a fait la grande demande à l’aéroport : et si je revenais après le bébé ?

L’idée n’a pas fait long feu. « Après, tu repenses aux moments difficiles, les longs mois sans compétitions, moi, une athlète qui carbure à ça. Et même si je passais à travers tout ça, rien ne me la garantissait, la médaille. Ça m’a vraiment ramenée sur terre. »

Je suis bien ici, à la maison, avec ma famille.

Jennifer Abel

Sa retraite après 16 ans de plongeon au plus haut niveau, la double médaillée olympique la voit comme un « nouveau défi ». « Je suis très chanceuse de compter sur l’appui de ma famille et surtout celui de David, qui me comprend énormément. Je ne me sens pas toute seule. »

Sur le plan professionnel, elle se donne le temps de voir venir les occasions. Elle a entrepris une certification pour devenir instructrice de Pilates. « J’ai de petits projets comme ça. Je fais confiance à la vie. »

En attendant de la donner elle-même au printemps, ce qui l’occupera amplement.

« Les plus belles années »

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Mélissa Citrini-Beaulieu et Jennifer Abel lors d’une compétition à Montréal, en avril 2019

Jennifer Abel n’était pas seulement la partenaire de synchro de Mélissa Citrini-Beaulieu, elle était sa meilleure amie. « Honnêtement, j’ai partagé les plus belles années de ma carrière avec elle », a dit la plongeuse, de l’Institut national du sport, où elle a repris l’entraînement. « Même si je le sais depuis un bout, c’est sûr que c’est un peu émotif pour moi ce matin. Mais je suis super contente pour elle. C’est vraiment beau ce qui lui arrive en ce moment. »

Forcée de quitter Tokyo après la médaille en synchro, Citrini-Beaulieu est restée en communication avec son amie. Elle a suivi son épreuve à distance, mettant son alarme pour chaque phase de la compétition qui se déroulait durant la nuit à Montréal.

Le plongeon manqué en finale, ce n’est pas ce qu’elle retient. « C’est triste, je voulais que ce soit meilleur, mais le plongeon, c’est tellement rempli de hauts et de bas. Ce n’est pas ce plongeon qui va définir ni sa personne ni sa carrière. »

Que doit-on se souvenir de Jennifer Abel ? « Bien sûr, elle a eu des résultats exceptionnels. Elle a fait de premiers Jeux olympiques à 16 ans, c’est vraiment tôt pour une plongeuse. C’est une travaillante, qui se donne à 200 %. Et elle a son aura sur le bord de la piscine. Tu le sens tout de suite quand elle est là. »

En rafale

Ton plus beau moment ?

Ma médaille d’argent à Tokyo.

Un plongeon que tu aimerais reprendre ?

Ce que j’ai manqué aux Jeux olympiques dans ma finale individuelle…

Ce dont tu vas t’ennuyer ?

De mes coéquipiers et coéquipières.

Ce dont tu ne t’ennuieras pas ?

De l’épuisement après un entraînement.

La plus belle ville ?

New Delhi, parce que ça m’a vraiment sortie de ce qu’on a l’habitude de vivre au Canada. Ça m’a permis de voir comment des gens dans un pays si peuplé pouvaient être heureux avec si peu. Ça m’a ouvert les yeux sur à quel point on est chanceux au Canada et comment on peut vivre très heureux en étant minimaliste.

Ta plus belle médaille ?

Ma médaille d’argent en synchro aux Championnats du monde de 2019. Ça m’a permis de me qualifier pour les JO de Tokyo avec Mélissa et de devenir l’athlète canadienne la plus décorée à ces championnats.

Le plongeon le plus mémorable ?

Le 5154 B, le double saut périlleux avant avec deux vrilles en position carpée. C’était un plongeon difficile à effectuer, mais lorsque je le faisais bien, je criais sous l’eau et je pouvais entendre la foule crier. Comme aux Séries mondiales à Montréal en 2020.

Le moment le plus difficile ?

Les premières compétitions après Rio. Je me souviens du Grand Prix d’Allemagne en 2017. Celle-là, je ne l’ai pas trouvée drôle. Je n’étais juste vraiment pas heureuse.

Le moment le plus drôle ?

Plusieurs moments passés avec Mélissa. On a eu de ces fous rires… Lors d’un camp en Chine en 2019, notre entraîneur Arturo a dû nous séparer comme des enfants parce qu’on n’était vraiment plus capables de se contrôler !