(Mont-Tremblant ) Quand Doudja Mekamcha s’assoit pour l’entrevue, on remarque tout de suite sa joie de vivre. C’est comme une aura, invisible, mais qui emplit la pièce.

C’est fou de penser que Doudja Mekamcha vient de traverser l’enfer, le vrai. C’est grâce au sport qu’elle est encore ici pour nous parler, qu’elle est encore une inspiration pour ses trois enfants (une fille de 20 ans, deux garçons de 12 et 15 ans). Elle veut aujourd’hui faire part de son histoire pour ceux qui plongent au fond de ce qu’elle appelle le « trou noir ».

Doudja Mekamcha est née en Algérie. Elle a eu l’enfance de bien des petites filles de son âge en Algérie, remplie d’interdits. Elle ne pouvait pas faire de vélo, par exemple. C’était impensable, même si elle en rêvait. Elle voyait les garçons en faire, elle suivait le Tour de France, elle se disait qu’un jour…

Elle s’est mariée et a eu deux enfants en Algérie. Elle est arrivée au Québec en 2005. Elle a appris qu’elle quittait l’Algérie en signant les papiers d’immigration. Son mari ne lui en avait pas parlé. Il était lui-même grand voyageur, mais le passeport algérien était mal vu à l’époque, en raison du terrorisme. Il avait entendu parler de la possibilité d’émigrer au Québec.

Doudja Mekamcha a vu dans sa terre d’accueil la possibilité de prendre mieux soin de sa fille, qui avait manqué d’air à la naissance. Il n’y avait aucune ressource en Algérie pour une petite fille atteinte d’une légère déficience intellectuelle. De toute façon, elle avait fait tôt le serment de se mettre en retrait pour aider ses enfants.

Mais voilà, comme trop de femmes algériennes de sa génération, elle était condamnée à vivre dans la soumission. À l’ombre d’un homme physiquement et psychologiquement violent qui l’a poussée au bord du gouffre. Un homme qui l’a menacée en 2013 de lui enlever ses enfants et de retourner vivre en Algérie.

J’ai été une femme soumise à 1000 %, pas le droit de m’exprimer, “occupe-toi des enfants”. En 2013, la dépression a pris le dessus. Quand vous vivez avec quelqu’un qui vous rabaisse et vous dénigre…

Doudja Mekamcha

Elle poursuit : « J’ai fini par penser que je ne valais rien. Le jour où il m’a menacée de prendre les enfants, j’ai disjoncté. J’étais tellement dans mon trou noir que je n’étais pas consciente qu’il pouvait y avoir des solutions. »

Au bout du rouleau, elle a tenté de se tuer, par noyade. C’est paradoxalement en passant près de se donner la mort qu’elle a commencé à renaître.

« Ma tentative de suicide a été bonne. En me retrouvant à l’hôpital, j’ai été rencontrée par une travailleuse sociale. Elle m’a expliqué que j’avais des droits au Québec, que j’aurais la garde de mes enfants même si je demandais le divorce. C’est comme ça que j’ai entamé une procédure de divorce, et je me suis dit : il arrivera ce qui arrivera. »

Retrouver sa vie au Marathon de Montréal

Pour se relever, en 2013, Doudja Mekamcha a commencé à s’entraîner, au gymnase où elle allait conduire ses deux garçons pour leurs cours de karaté. La course était en elle depuis aussi longtemps qu’elle se souvienne, un peu une seconde nature. Elle a donc commencé à faire de la course plus compétitive, quand elle a accepté sur un coup de tête de participer à une Spartan Race. 

Elle s’est découvert un talent de coureuse. Si bien qu’elle a participé peu après à la Coupe 10\30, un 5 km auquel elle a pris part grâce au groupe Les mères-veilleuses. Elle a attrapé le virus, à un point tel qu’elle s’est donné un an pour être prête pour le Marathon de Montréal de 2015.

Ses amies l’ont trouvée cinglée, elle en riait de bon cœur. Mais cette décision cachait quelque chose de beaucoup plus profond, un mal toujours enfoui. Et qui était alimenté aussi par les procédures de divorce et de garde des enfants qui se compliquaient.

Ses yeux se remplissent d’eau. Laissons-la raconter.

« Je leur ai dit que j’allais faire le marathon, mais dans ma tête, j’avais une autre idée. Je ne l’avais dit à personne. Je me suis dit : si tu as encore à endurer toute la misère, toute la violence… Je partais à zéro, j’avais été détruite. Je ne pouvais même pas recoller mes morceaux. Je me suis dit que si je réussissais ce défi, je méritais de vivre. Si je ne le réussissais pas, je ne le méritais pas parce que je ne m’étais pas donnée à fond. J’avais décidé de tenter de nouveau de me suicider parce que ça ne valait pas la peine. Dans ma tête, c’était ça. »

J’ai couru tout le marathon. Quand j’ai vu l’arche de l’arrivée, je me suis dit : “Wow, c’est juste là.” Je voyais la vie arriver. Depuis, j’ai pris une force en moi. Je suis devenue Hulk et plus rien ne peut m’arrêter maintenant.

Doudja Mekamcha

Vous savez quoi ? Plus rien ne l’a arrêtée. C’est le plus beau. Elle a réglé son divorce et la garde des enfants (son ancien mari accueille les enfants deux jours par semaine, après avoir fait ses preuves lors de rencontres psychosociales).

Elle s’est mise au triathlon. Elle a appris à faire du vélo, elle qui n’avait pas eu le droit d’en faire quand elle était petite. C’était en 2014, comme les enfants, avec des genouillères et des coudières. Elle a appris à nager, pour une femme incapable de compléter une longueur… et qui avait tenté de se noyer. Elle rêve maintenant de l’épreuve physique ultime, l’ultra-trail.

Et cet amour du sport, elle le transmet. À ses enfants d’abord, dont les deux garçons sont dans un programme sport-études en karaté et dont la fille n’a pas laissé son état l’empêcher de rallier Québec et Montréal à vélo avec son école. Aux femmes maghrébines aussi, celles qui ont traversé les mêmes épreuves qu’elles. À ses élèves de 5e année, pour qui elle est madame Doudja, celle qui utilise les métaphores sportives pour les encourager.

« À mes enfants : oui, maman est passée par une période difficile, mais regardez comment elle avance et elle réussit. Je ne veux pas juste montrer l’exemple à mes enfants, à mes élèves aussi. Je leur parle comme à des adultes, des vraies choses de la vraie vie. Mon but avec le sport est d’inspirer les gens autour de moi, montrer l’exemple, avoir une vie saine. Je leur ai montré qu’avec le sport, maman s’est développée. Ça a complètement changé ma vie. Je suis devenue forte et confiante. Ils le voient. »

Bientôt, Doudja Mekamcha lèvera les bras au ciel pour célébrer la fin de son demi-Ironman. Il y aura tellement plus derrière ce geste banal.