Valérie Bidégaré a dû attendre six ans avant d’obtenir un diagnostic d’endométriose. Tracey Lindeman, 24 ans. Des années à se faire dire que cette souffrance, c’est dans leur tête qu’elle a pris racine. Physiothérapeute, Caroline Arbour rencontre chaque jour des femmes à qui l’on répète que c’est normal d’avoir mal. Le hasard a voulu qu’elles aient chacune publié ces derniers mois un essai dénonçant la banalisation de la douleur féminine. Un hasard ? Peut-être pas.

Valérie Bidégaré et Tracey Lindeman souffrent toutes deux d’endométriose, une maladie qui se caractérise par le développement de tissu semblable à la muqueuse utérine en dehors de l’utérus et qui peut entraîner des douleurs aiguës pendant les règles et lors des rapports sexuels, des saignements abondants et des douleurs pelviennes chroniques, notamment. Ce n’est pas une maladie rare. Selon l’Organisation mondiale de la santé, elle touche près de 10 % des femmes et des filles en âge de procréer, soit 190 millions de personnes dans le monde. Mais son diagnostic est complexe, comme pour le syndrome des ovaires polykystiques qui toucherait entre 5 et 10 % des femmes.

Comment savoir si on a de l'endométriose?

Dans BLEED – Destroying Myths and Misogyny in Endometriosis Care, Tracey Lindeman compare l’endométriose à une boîte noire : « Personne ne sait ce qui se passe à l’intérieur de cette boîte, et il semble que personne ne le saura jamais. »

Pour de nombreuses femmes, cette complexité entraîne un diagnostic tardif. Des années d’attente à penser que cette douleur est normale ou à se faire dire qu’elle l’est, pendant que la maladie, elle, s’installe et s’étend.

C’est dans ta tête est d’ailleurs le titre de l’essai de Valérie Bidégaré, faisant écho à une phrase que l’ancienne journaliste, maintenant éditrice et blogueuse, s’est fait dire par sa médecin après qu’une énième batterie de tests n’a rien montré d’anormal.

Ça m’a heurtée. C’est comme si elle ne considérait pas que j’étais apte à savoir ce qui se passait dans mon corps.

Valérie Bidégaré, éditrice, blogueuse et autrice de C’est dans ta tête

PHOTO ANNE SIMARD, FOURNIE PAR QUÉBEC AMÉRIQUE

Valérie Bidégaré, éditrice, blogueuse et autrice de C’est dans ta tête

Un traitement pour soulager les symptômes de l'endométriose

Règles abondantes au point qu’elle ait toujours besoin d’un kit de rechange au travail, et douloureuses au point de devoir s’en absenter, douleurs lors des relations sexuelles et lors de la course : pour elle, quelque chose ne tournait pas rond. Il aura fallu l’arrivée d’une spécialiste en santé de la femme à sa clinique de médecine familiale pour qu’elle obtienne un diagnostic et un traitement efficace pour soulager ses symptômes (dans son cas, un progestatif couplé à des traitements de physiothérapie).

Pour Tracey Lindeman, une journaliste indépendante originaire de Montréal aujourd’hui établie en Outaouais, c’est en déménageant qu’elle a pu rencontrer un gynécologue prêt à pratiquer l’hystérectomie qu’elle s’était vu refuser pendant plusieurs années, malgré sa profonde certitude de ne pas vouloir d’enfants. Atteinte d’une endométriose de stade 4 et d’adénomyose (une maladie utérine), elle avait le sentiment d’avoir tout essayé pour soulager ses symptômes : pilule anticonceptionnelle, Naproxen, stérilet Mirena. Pour elle, l’opération était la dernière option.

Elle l’a obtenue en juin 2020, puis a décidé de prendre la plume. BLEED, paru en anglais en mars dernier, devrait prochainement être traduit en français. Si son livre voit le jour cette année, en même temps que ceux de Valérie Bidégaré et Caroline Arbour, c’est qu’une porte s’ouvre dans l’espace public pour parler de ce sujet, croit Tracey Lindeman.

Les femmes voulaient en parler depuis très longtemps, mais de mon expérience, les maisons d’édition n’étaient pas prêtes.

Tracey Lindeman, journaliste indépendante et autrice de BLEED – Destroying Myths and Misogyny in Endometriosis Care

PHOTO BENJAMIN CRUZ, FOURNIE PAR TRACEY LINDEMAN

La journaliste Tracey Lindeman, autrice de BLEED – Destroying Myths and Misogyny in Endometriosis Care

Des années avant d'obtenir un diagnostic

Dans ce récit personnel arrimé à une grande enquête journalistique, elle raconte l’histoire d’une quarantaine de femmes pour qui le système de santé a failli. Des femmes cis, des transgenres, des femmes noires, autochtones, des femmes grosses et d’autres moins. « J’ai attendu 24 ans, rappelle-t-elle. Il y en a d’autres qui n’ont pas encore de réponse. Il y a des plus jeunes qui ont déjà reçu un diagnostic. C’est différent pour chacune. Ça dépend de votre région, de votre apparence, de votre race, de votre orientation sexuelle. Ce sont tous des facteurs qui influencent les soins. Pourquoi tout le monde ne peut pas avoir accès à la santé idéale ? »

Méconnaissance du corps féminin, essais cliniques réalisés sur des hommes, croyance selon laquelle l’utérus a une incidence sur les traits de caractère, rendant les femmes plus émotives et moins rationnelles : la minimisation de la douleur féminine a des assises profondes dans l’histoire de la médecine. « Ces mythes-là sont restés bien ancrés dans la société et dans l’enseignement donné aux futurs médecins, souligne Valérie Bidégaré, en s’appuyant sur les entrevues qu’elle a menées avec des spécialistes de la santé, une anthropologue et une historienne. La femme a toujours été laissée de côté. Il faut que ça change. » La féminisation de la profession ne réglera pas tout. « C’est une femme qui m’a dit que c’était dans ma tête », précise-t-elle.

S'intéresser à la douleur pelvienne

« On a des siècles et des siècles de retard à rattraper en santé de la femme, acquiesce Caroline Arbour, physiothérapeute spécialisée en santé périnéale et pelvienne et autrice d’Habiter nos corps. Il y a une grosse prise de conscience à faire du côté des médecins et de tous les professionnels de la santé. » La douleur doit aussi être mieux comprise : « On n’est pas formé en douleur ou simplement pour comprendre la science de la douleur, peu importe la maladie. Je l’ai appris un peu pendant mon parcours, mais beaucoup en écrivant ce livre »

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Caroline Arbour, physiothérapeute spécialisée en santé périnéale et pelvienne et autrice de l’essai Habiter nos corps

J’ai fait un bac en physio, mais il a fallu que je tombe enceinte pour savoir que j’avais un plancher pelvien. Ça n’a pas de bon sens.

Caroline Arbour, physiothérapeute spécialisée en santé périnéale et pelvienne et autrice d’Habiter nos corps

Dans son essai, elle décortique les rouages de la douleur et soutient que la normaliser contribue à en nourrir le cercle vicieux. « On vit dans une culture de la douleur du sexe féminin », affirme-t-elle sans détour. « On dit aux petites filles qu’être menstruée, ça va faire mal, accoucher, ça va faire mal, faire l’amour, ça va faire mal, comme si tout ce qu’on va vivre qui est féminin va nécessairement ouvrir la porte à la douleur. »

C’est dès le jeune âge que ces mythes doivent être déconstruits, pense-t-elle, et pas seulement entre femmes. Les hommes doivent aussi faire partie de la conversation, croit celle qui est mère de deux garçons.

« Il y a vraiment beaucoup de choses à corriger, mais on peut commencer par dire aux jeunes que ce n’est pas normal, ajoute Tracey Lindeman. Si j’avais entendu ça quand j’avais 14 ans et pas 30 ans, je n’aurais pas perdu autant de temps. » La journaliste souligne qu’une femme atteinte d’endométriose sur six a perdu un emploi, une donnée tirée d’une étude australienne publiée en 2021. « J’ai manqué au moins 100 cours pendant l’année de mon secondaire 5. C’est économique et systémique. » Mais à ses yeux, certainement pas normal.

  • C’est dans ta tête, de Valérie Bidégaré, Québec Amérique, 240 pages

    IMAGE FOURNIE PAR LA MAISON D’ÉDITION

    C’est dans ta tête, de Valérie Bidégaré, Québec Amérique, 240 pages

  • Habiter nos corps, de Caroline Arbour, Cardinal, 216 pages

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    Habiter nos corps, de Caroline Arbour, Cardinal, 216 pages

  • BLEED – Destroying Myths and Misogyny in Endometriosis Care, de Tracey Lindeman, ECW Presse, 320 pages

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    BLEED – Destroying Myths and Misogyny in Endometriosis Care, de Tracey Lindeman, ECW Presse, 320 pages

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    Estimation de la proportion de femmes affectées par des douleurs pelviennes chroniques dans le monde. D’autres études font toutefois état d’un taux de prévalence moins élevé.
    source : Lamvu G., Carrillo J., Ouyang C., Rapkin A. (2021). « Chronic Pelvic Pain in Women : A Review. JAMA, 325 (23), 2381-2391 et al.