Les cafés dits « de spécialité » ont parfois la réputation d’être élitistes et exclusifs, particulièrement dans les quartiers touchés par les phénomènes d’embourgeoisement. En fait, l’ouverture d’un ou de plusieurs de ces cafés est souvent l’un des signes les plus évidents d’embourgeoisement d’un quartier.

Une étude de l’Université Harvard révélait d’ailleurs en 2018 que l’ouverture d’un café Starbucks dans un quartier s’accompagnait généralement d’une augmentation d’au moins 0,5 % du prix des maisons et des appartements.

Hélène Bélanger, professeure au département d’études urbaines et touristiques de l’UQAM, s’est intéressée à la question.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Professeure au département d’études urbaines et touristiques de l’UQAM, Hélène Bélanger s’intéresse de près à la question de l’embourgeoisement des quartiers.

Les études sont nombreuses sur le lien entre l’embourgeoisement et les cafés. On a même parlé aux États-Unis de starbuckisation ou de gentrification by cappuccino ! Cela dit, il est difficile de savoir ce qui arrive avant : l’embourgeoisement ou les cafés ?

Hélène Bélanger, professeure au département d’études urbaines et touristiques de l’UQAM

Plus significative que la présence des cafés, c’est celle de leur clientèle qui est déterminante. Si d’autres types de commerces comme les bars à vin, les épiceries fines, les barbiers et les fleuristes ont aussi été associés au phénomène, les cafés ont une place à part en raison de leur lien très fort avec cette « classe créative » dont l’arrivée est souvent définie comme le point de départ du processus d’embourgeoisement d’un quartier.

Que ce soient des artistes, des intellectuels, des étudiants ou des membres de cette nouvelle catégorie de travailleurs associés aux nouvelles technologies, pas nécessairement très riches, mais généralement instruits, ces « nouveaux arrivants » sont bien malgré eux des « gentrificateurs ».

On associe l’embourgeoisement aux promoteurs, mais ça peut aussi être six étudiants qui se mettent ensemble pour occuper l’ancien logement d’une famille d’ouvriers.

Gilles Sénécal, coauteur d’un rapport sur l’embourgeoisement des quartiers centraux de Montréal

Ces nouveaux occupants ont des goûts différents et contribuent à la création d’un environnement urbain tissé de lieux à vocation culturelle, de services et de commerces variés.

Souvent plus chers — c’est le cas des cafés de spécialité –, ces commerces ne rejoignent pas nécessairement les populations plus anciennes, les ménages les plus vulnérables en particulier, d’où des réactions défensives, même agressives.

Des cycles d’exclusion

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En 2015, le Café Saint-Henri original, dans le quartier Saint-Henri, a failli être forcé de déménager devant la hausse de son loyer.

« Le café est un peu comme un “cheval de Troie” », estime Gilles Sénécal, professeur honoraire de l’INRS. « C’est un lieu de rencontre et de travail pour ces nouveaux occupants et il exerce, avec d’autres commerces du même genre, un pouvoir d’attraction sur de futurs occupants qui ont les mêmes goûts. En revanche, les populations anciennes sont exclues. »

Inscrits dans les cycles de déplacement des populations dans l’environnement urbain, les processus d’embourgeoisement ne sont pas uniformes et ils comprennent plusieurs phases. C’est toutefois évident qu’ils peuvent conduire au remplacement d’une partie de la population d’origine, ne serait-ce que symboliquement, les habitants plus anciens devenant « invisibles ».

Ironiquement, le processus peut aussi même toucher les premiers « gentrificateurs », qui finissent par être victimes de la hausse des coûts, un phénomène qu’on appelle la « super-gentrification ». « C’est aussi vrai sur le plan commercial, explique Hélène Bélanger. L’embourgeoisement entraîne une hausse souvent vertigineuse des loyers commerciaux. »

« Il y a quelques années, le local original du Café Saint-Henri, qui avait été un facteur important de l’embourgeoisement de ce secteur de Saint-Henri, a subi une forte hausse de loyer et son propriétaire a dû envisager un déménagement. Un compromis a heureusement été trouvé dans ce cas-là, mais de nombreux autres cafés et commerces, dans Saint-Henri et dans d’autres quartiers de Montréal, n’ont pas eu cette chance. »

« Touristes de leur propre vie »

Tout aussi implacable que la « super-gentrification », la « touristification » est devenue un enjeu de la revitalisation des quartiers centraux de Montréal.

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Maestria Condos, un énorme projet qui se dresse rue Sainte-Catherine Ouest, entre les rues Jeanne-Mance et De Bleury, est un exemple probant du phénomène de « touristification ».

Dans un article cosigné avec son collègue Dominic Lapointe, Hélène Bélanger souligne l’apparition d’un nouveau phénomène, plus spécifiquement dans le Quartier des spectacles : l’hypermarchandisation de la vie urbaine dans de nouvelles constructions souvent spectaculaires.

L’idée est vraiment de créer un environnement touristique très attrayant, avec notamment de nombreuses activités culturelles et des services haut de gamme. Axés sur le luxe et la multiplication des services, comme si les résidants étaient à l’hôtel, comme s’ils étaient les touristes de leur propre vie.

Hélène Bélanger, professeure au département d’études urbaines et touristiques de l’UQAM

Ces projets, qu’on peut aussi deviner dans Griffintown ou dans des quartiers historiques comme le Vieux-Montréal ou le Vieux-Québec, cherchent à attirer les travailleurs et résidants plus fortunés, mais aussi les investisseurs privés et les touristes (par la location à court terme du type Airbnb).

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Le projet d’envergure Laurent & Clark compte deux tours de 360 logements chacune.

A priori, les cafés de spécialité font partie des services attendus par ces clientèles. Le fameux café Pikolo a d’ailleurs quitté son local pittoresque de l’avenue du Parc pour s’installer au rez-de-chaussée de l’un des projets immobiliers phares du Quartier des spectacles, Laurent & Clark, composé de deux tours de 360 logements chacune.

  • Le Pikolo, en 2014, dans son emplacement original sur l’avenue du Parc

    PHOTO NINON PEDNAULT, ARCHIVES LA PRESSE

    Le Pikolo, en 2014, dans son emplacement original sur l’avenue du Parc

  • Depuis août 2022, Pikolo a déménagé à l’angle des rues Clark et Ontario, là où se trouve le projet immobilier de luxe Laurent & Clark.

    PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DU PIKOLO ESPRESSO BAR

    Depuis août 2022, Pikolo a déménagé à l’angle des rues Clark et Ontario, là où se trouve le projet immobilier de luxe Laurent & Clark.

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On peut toutefois s’interroger pour l’avenir. À Londres ou à New York, deux villes où on a observé des processus de « touristification », si les cafés indépendants de qualité ont d’abord profité de l’arrivée d’une nouvelle clientèle, ils ont vite été aux prises avec la hausse des loyers et la concurrence des chaînes.

Et la plupart des cafés indépendants, avec leurs locaux dépouillés, le style industriel de la décoration, la convivialité des espaces de travail et leurs valeurs éthiques, n’ont pas nécessairement les caractéristiques recherchées par une clientèle en quête de luxe.