L'art d'oser en architecture résidentielle n'est pas né d'hier, mais rares sont ceux qui le pratiquent encore en sol québécois.

L'art d'oser en architecture résidentielle n'est pas né d'hier, mais rares sont ceux qui le pratiquent encore en sol québécois.

En regardant quelques maisons construites à Saint-Jean-Chrysostome par Ken Corcoran, on sent cette volonté de faire différent, de revisiter les formes, les volumes, bien que plus modestement. Pourquoi toute cette géométrie, ces triangles, ces compartiments, ces ouvertures sur plusieurs niveaux? «Pour le plaisir. Je n'aime pas les choses monotones«, explique-t-il simplement.

Jeux de volume dans la première maison constuite par Ken Corcoran. (Photo Raynald Lavoie, Le Soleil)

Dans sa toute première maison, construite il y a 30 ans, de nombreux escaliers rattachent des paliers à hauteurs diverses. Le coup d'oeil donne l'impression de se retrouver dans un jeu de serpents et échelles. Au plus grand bonheur des enfants qui adorent explorer la maison, assure l'actuel propriétaire, M. Brière.

Réaliser des projets qui bousculent les normes établies ne va pas sans mal, prévient M. Corcoran. «Quand on fait quelque chose d'avant-gardiste, la main-d'oeuvre et les matériaux ne sont pas toujours adaptés. On espère faire pour le mieux. Mais je me suis cogné le nez de temps en temps.»

M. Corcoran a expérimenté ce type de construction pendant plusieurs années. Puis il s'est tourné vers autre chose. La demande n'y était pas.

L'architecte Suzanne Bergeron constate que les acheteurs recherchaient davantage une maison plus personnalisée et plus audacieuse il y a 15 ou 20 ans. Le split level de la fin des années 80, avec ses paliers et certaines chambres en demi-sous-sol, était un modèle de maison intéressant. «Mais il n'a pas pris racine. Les gens n'ont pas le réflexe de descendre pour aller dormir.»

Qu'importe, elle persiste et signe de temps à autre des résidences qui assument leur différence. Des chambres qu'on atteint uniquement par un escalier, des passerelles qui surplombent une ouverture, des mezzanines qui éclairent et font revivre le sous-sol. Et cette maison qu'elle a conçue, dont le coeur est une immense salle à manger ovale, n'est pas banale non plus.

Les plans peuvent déroger plus naturellement des standards dans le cas de résidences secondaires, précise l'architecte. Pour profiter de la vue, il n'est pas rare d'aménager à l'étage les pièces de vie et de reléguer au rez-de-chaussée les chambres. Pour s'imprégner de l'environnement, toutes les transgressions (ou presque) sont permises.

Pas banale cette maison dont le coeur est une immense salle à manger ovale. (Photo: Amiot et Bergeron Architectes)

De belles folies, on en retrouve aussi dans les ateliers lofts d'artistes qui foisonnent dans Saint-Roch. Le sculpteur Florent Cousineau, qui a travaillé à la réalisation d'une quarantaine d'entre eux, aime la liberté que lui procure son titre d'artiste. «On peut tout se permettre. On n'est pas tenu aux mêmes règles que les architectes et les ingénieurs.»

Les matériaux s'amusent alors dans des décors surréalistes. Acteurs, musiciens peuvent vivre à travers une scène à domicile, donner d'intimes concerts dans leur salon salle de spectacles. «C'est magique», dira M. Cousineau.

L'entrepreneur général Claude Lortie est formel: quand on lui demande une maison, surtout dans le cas d'une première ou deuxième résidence, ce qui lui vient à l'esprit est le cottage anglais qui comprend deux étages, avec chambres au premier et aires communes au rez-de-chaussée. Les terrains étant petits, ce modèle convient bien et il est pratique, résume-t-il.

En concevant sa propre maison, l'architecte Ken Corcoran a revisité les formes. «Je n'aime pas les choses monotones», explique-t-il simplement.

Les acheteurs d'aujourd'hui sont plus classiques et plus conservateurs, renchérit André Gagné, directeur du service technique de l'Association provinciale des constructeurs d'habitations du Québec (APCHQ). «Un style architectural flyé, avec des ouvertures, des mezzanines, ça donne un beau look, mais ce n'est pas fonctionnel et ça entraîne des pertes d'espace.»

Par ailleurs, M. Gagné rappelle que les villes sont de plus en plus contraignantes sur les modèles de maison par souci d'uniformité. Dans les nouveaux quartiers résidentiels, les demeures doivent en effet répondre à certains critères spécifiques.

Pour pouvoir réaliser un projet «moins orthodoxe», M. Lortie indique qu'il faut souvent construire sur un terrain enclavé ou bien démolir et rebâtir dans une zone plus souple. C'est ce qu'a fait une de ses clientes, Marie-Claude Rhéaume. «On était à bout des maisons victoriennes», lance-t-elle. La famille, qui a beaucoup voyagé et puisé plein d'idées à l'étranger, a décidé de se faire construire une maison cubique sur un reste de lot très étroit, à Sillery.

Cette résidence hors normes, «qui a fait sacrer tous les corps de métier qui y sont passés», souligne Mme Rhéaume, s'intègre pourtant très bien au milieu. L'architecte qui l'a conçue, France Laberge, explique que dans les années 30 et 40, en plein mouvement moderne, l'architecte suisse Robert Blatter a instauré ce type de construction plus épurée, plus abstraite dans la haute ville de Québec.

Et la revente?

Pour plusieurs experts interrogés, si la maison est différente mais bien intégrée au milieu environnant, la revente sera facilitée. Car l'audace et la rareté en architecture résidentielle ne semblent pas synonymes de rentabilité.

André Gagné donne l'exemple d'un couple d'architectes qui a mis trois ans à vendre sa demeure, une création avec formes différentes, murs à angles inversés, toit plat. «Aujourd'hui, les gens investissent dans l'immobilier. Si on veut revendre facilement, il ne faut pas s'énerver et vaut mieux rester classique», juge-t-il.

Mme Rhéaume n'est pourtant pas inquiète et croit qu'il y a un marché pour les maisons hors standards. Mme Laberge identifie ces acheteurs comme des gens «à l'affût des valeurs urbaines, modernes dans leur mode de vie, qui ont souvent voyagé». «Ce n'est surtout pas une question d'âge», précise-t-elle.

«Plus personne n'achète une maison pour les 20 prochaines années. On peut donc se payer une folie de 10 ans», avance pour sa part Suzanne Bergeron.

Autre mentalité

Pour changer les mentalités et détrôner un peu le cottage, il faudra du temps, analyse Guy Simard, conseiller technique en bâtiment pour l'APCHQ, région de Québec. Selon lui, une plus grande collaboration entre les constructeurs et les concepteurs qui sortent de l'école stimulerait une offre et une demande de maisons plus audacieuses.

L'APCHQ et l'École d'architecture de l'Université Laval travaillent d'ailleurs à tisser davantage ces liens entre la création et l'industrie. «Il faut bien commencer quelque part», glisse M. Simard.