(New York) Il y a des échos évidents entre les manifestations étudiantes de 1968 et celles qui font les manchettes aux États-Unis en ce printemps. Mais ces échos sont-ils plus forts que les dissonances entre ces évènements ? La réponse pourrait peser sur les chances de Joe Biden d’être réélu.

Avril 1968 : le campus de l’Université Columbia devient le théâtre de manifestations étudiantes au retentissement national inspirées en partie par une guerre étrangère, celle dans laquelle les États-Unis sont impliqués au Viêtnam.

Avril 2024 : le campus de l’Université Columbia est le foyer de propagation de manifestations étudiantes portant sur un conflit lointain, celui qui oppose Israël et le Hamas dans la bande de Gaza et dans lequel les États-Unis sont mêlés indirectement.

PHOTO JEFF KOWALSKY, AGENCE FRANCE-PRESSE

Étudiants propalestiniens occupant les terrains de l’Université du Michigan, dimanche à Ann Arbor

Août 1968 : la ville de Chicago accueille la convention du Parti démocrate, qui est éclipsée en bonne partie par les images télévisées de la violente répression policière de manifestations contre la guerre du Viêtnam. Le chaos aide la campagne du futur vainqueur, Richard Nixon, candidat de l’ordre public.

Août 2024 : la ville de Chicago sera le site de la convention du Parti démocrate, où des manifestants propalestiniens se donnent rendez-vous. Des démocrates craignent que des scènes de chaos ne jouent en faveur de Donald Trump.

Mais des dissonances énormes existent entre les évènements de 1968 et ceux de 2024, selon Michael Cohen, auteur d’American Maelstrom, un livre sur 1968, année turbulente et tragique marquée par deux assassinats politiques, ceux de Martin Luther King et de Robert F. Kennedy, des émeutes raciales et des manifestations antiguerre, entre autres.

« Ces évènements ne sont pas comparables », dit Michael Cohen, chercheur au Centre d’études stratégiques de l’Université Tufts. « On parle d’une guerre au Viêtnam où un demi-million de soldats américains se battaient en 1968. Il n’y a pas de troupes américaines à Gaza. Il y avait une véritable conscription en 1968 contre laquelle beaucoup d’étudiants manifestaient sur les campus afin d’éviter d’être envoyés au Viêtnam. Cette situation n’existe pas aujourd’hui. La guerre à Gaza n’est tout simplement pas une question qui s’élève au même niveau de la guerre du Viêtnam en termes d’impact aux États-Unis. »

Loin des priorités

Michael Cohen appuie son propos en évoquant les résultats d’un sondage mené par l’Université Harvard auprès des 18-29 ans ce printemps. Selon ce sondage, 51 % des membres de cette cohorte sont favorables à un cessez-le-feu permanent dans la bande de Gaza, contre 10 % qui y sont opposés.

Mais la guerre entre Israël et le Hamas vient au 15e rang des 16 sujets qui les préoccupent le plus, loin derrière l’inflation, les soins de santé, le logement, la violence liée aux armes à feu et l’emploi, entre autres.

« Je n’aime pas dire cela, mais il s’agit d’une affaire alimentée par une élite, affirme Michael Cohen. Cela se passe sur un petit nombre de campus avec un petit nombre d’étudiants. Et si l’on y accorde autant d’attention, c’est parce que cela se passe dans des écoles de l’Ivy League, où de nombreux journalistes ont fait leurs études. Ils s’y sentent liés. Et le contenu est excellent. Vous avez des démonstrations, des policiers qui attaquent des manifestants et de la rhétorique antisémite. Cela fait de la bonne télévision. Mais ce n’est pas représentatif de la situation de la plupart des jeunes. Je pense qu’il faut revenir à la réalité. »

La convention du Parti démocrate à Chicago, en août prochain, pourrait confirmer ou contredire les propos de Michael Cohen. Celle de 1968 avait rassemblé des groupes unis par leur opposition à la guerre du Viêtnam, mais diamétralement opposés dans leurs approches. Le groupe dirigé par les militants antiguerre Tom Hayden, David Dellinger et Rennie Davis souhaitait éviter toute violence ou perturbation de la convention démocrate. Les Yippies – le Parti international de la jeunesse mené par Abbie Hoffman et Jerry Rubin – appelaient au contraire à l’anarchie, menaçant d’introduire du LSD dans l’approvisionnement en eau de la ville et proposant de camper illégalement dans le Lincoln Park avec leur candidat à la présidence, un cochon appelé Pigasus.

« Émeute policière »

Lors de la troisième soirée de la convention, la plus violente, les policiers de Chicago se sont déchaînés sur 10 000 manifestants, en plein cœur de la ville, sous l’œil des caméras. Dans l’amphithéâtre où se déroulait la convention, les écrans retransmettaient en direct les images de ce qu’une commission allait qualifier d’« émeute policière ». À la tribune de la convention, le sénateur du Connecticut Abraham Ribicoff dénonça les « tactiques de la Gestapo dans les rues de Chicago ». Au même moment, les téléspectateurs pouvaient lire sur les lèvres du maire de Chicago, Richard Daley, les mots suivants adressés au sénateur Ribicoff : « Fuck you ! Fuck you ! »

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L’ancien président Richard Nixon, en 1974

Richard Nixon n’en demandait pas tant. « Les manifestations contre la guerre ont été en quelque sorte mises par Nixon dans le même sac que l’augmentation spectaculaire de la criminalité au cours des quatre années précédentes, dit Michael Cohen. Cela alimentait l’idée selon laquelle le pays était en train de s’effondrer. Les manifestations s’inscrivaient dans le cadre de la critique plus large de Nixon envers les démocrates. »

Michael Cohen ne croit pas que les manifestations contre la guerre de Gaza à Chicago auront un impact important sur l’issue de l’élection présidentielle de 2024, comme cela fut le cas en 1968. « Le Viêtnam était l’enjeu numéro un en 1968, dit-il. C’était en grande partie la raison pour laquelle [Lyndon] Johnson a renoncé à la présidence et aussi la raison pour laquelle [Eugene] McCarthy et Kennedy se sont présentés. Le Viêtnam était un enjeu énorme. Gaza ne l’est pas. »

C’est bien ce qu’on verra à Chicago.