Un laboratoire spécialisé a examiné le cerveau du tireur qui a commis la pire tuerie de l’histoire du Maine. Il a constaté de profondes lésions semblables à celles observées chez les vétérans exposés à de nombreuses explosions.

Les conclusions du laboratoire font partie du rapport d’autopsie signé par le médecin légiste en chef du Maine et rendu public par la famille du tueur.

Des milliers d’explosions

Robert Card était instructeur de lancer de grenade dans la réserve militaire. En 2023, après avoir été exposé pendant huit ans à des milliers d’explosions au champ de tir, il a commencé à entendre des voix et à souffrir de délires paranoïaques, affirme sa famille. De plus en plus instable et violent à la fin de sa vie, il a abattu 18 personnes le 25 octobre à Lewiston avant de se suicider.

Son cerveau a été envoyé au CTE Center de l’Université de Boston, un laboratoire à la fine pointe de la recherche sur l’encéphalopathie traumatique chronique chez les athlètes.

PHOTO ANDREW CULLEN, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Photos des victimes de la tuerie de Lewiston, lors de la messe commémorative à l’église Holy Family, le 29 octobre 2023

Selon le CTE Center, la substance blanche, réseau de « câbles » au plus profond du cerveau, présentait des lésions « modérément graves » et, par endroits, était totalement détruite. Les délicates gaines tissulaires censées isoler chaque circuit biologique étaient agglutinées en « amas désorganisés ». De plus, dans tout le cerveau de Robert Card, il y avait des cicatrices et de l’inflammation suggérant des traumatismes répétés.

Ce n’est pas un traumatisme craniocérébral, précise le rapport. Il s’agit d’un schéma typique de lésions constaté chez certains anciens soldats ayant été exposés de manière répétée à des explosions pendant leur carrière.

« Il n’est pas certain que ces pathologies aient causé les changements de comportement de M. Card durant les 10 derniers mois de sa vie, mais il est probable, sur la base de nos études précédentes, que ses lésions cérébrales aient contribué à ses symptômes », conclut le rapport.

De graves implications pour l’armée

Ces conclusions ont de graves implications pour l’armée, car Robert Card n’a jamais été sous le feu ennemi ni participé à des combats. Les seules explosions auxquelles il a été exposé ont eu lieu lors d’entraînements considérés comme sans danger par l’armée.

« Nous savons peu de choses sur les risques liés à l’exposition aux explosions », affirme la Dre Ann McKee, qui dirige le laboratoire et a signé le rapport. « D’après moi, ces résultats sont un avertissement. Nous devons approfondir nos recherches. »

Depuis quelques années, le Congrès presse l’armée de déterminer si des explosions répétées peuvent induire des lésions cérébrales chez les soldats tirant à l’arme lourde, mais l’armée tarde à agir.

Il y a eu peu de changements sur le terrain et les soldats comme Robert Card demeurent exposés à de nombreuses détonations de grenades, mortiers, canons et lance-roquettes à l’entraînement.

Selon le Pentagone, subir la détonation de milliers de grenades, comme l’a fait Card durant sa carrière, ne présente aucun risque pour le cerveau.

Mercredi, l’armée a indiqué avoir récemment transmis des recommandations pour réduire l’exposition aux explosions dans les unités de combat. « L’armée s’est engagée à comprendre, atténuer, bien diagnostiquer et traiter rapidement la surpression de souffle et ses effets sous toutes leurs formes », dit le communiqué. L’effet cumulatif des explosions peut comporter des risques – même à l’entraînement et non sur le champ de bataille – admet l’armée : « Il reste encore beaucoup à apprendre. »

Un homme tranquille et sans histoire

Durant presque toute sa vie, Robert Card a été un homme tranquille, amical, fiable et sans histoire, selon sa famille. Il a grandi dans la ferme laitière de sa famille à Bowdoin, dans le Maine, et conduisait un camion de livraison pour gagner sa vie. Il aimait pêcher avec son fils et emmenait souvent nièces et neveux.

« Il était toujours là pour les travaux de la ferme, pour les enfants et pour le souper du dimanche », a déclaré sa sœur, Nicole Herling.

Robert Card s’est engagé dans la réserve en 2002, puis durant 12 ans, il a été dans la logistique des carburants. En 2014, il a été transféré au 3bataillon du 304régiment, une unité de formation basée à Saco, dans le Maine.

Chaque été, durant un stage de 15 jours, sa section du 3bataillon recevait des élèves officiers de l’Académie militaire de West Point, à qui on enseignait le maniement des fusils, mitrailleuses et armes antichars tirées à l’épaule. Selon des soldats, le sergent Card était surtout affecté au champ de tir à la grenade. Chacun des 1200 stagiaires devait lancer au moins une grenade ; la plupart en lançaient deux.

Au fil du temps, le sergent Card a bien pu être été exposé à plus de 10 000 explosions, disent ses collègues.

Selon l’armée, 14 de ses armes peuvent, dans le cadre d’une utilisation normale, provoquer un souffle assez fort pour poser un risque pour leurs utilisateurs. Les grenades ne figurent pas dans cette liste. Des soldats du peloton de Robert Card affirment n’avoir reçu aucune information sur les dangers d’une exposition répétée aux explosions.

De plus en plus maussade et colérique

En 2022, Robert Card a commencé à perdre l’ouïe. Sa famille a noté son humeur de plus en plus maussade et coléreuse. Au printemps 2023, il a commencé à croire que les gens qui fréquentaient un marché local et le bar où il aimait jouer aux poches parlaient de lui dans son dos et le traitaient de pédophile. Il a aussi perdu beaucoup de poids.

Plusieurs fois, ses frères et sa sœur l’ont encouragé à consulter un médecin. Un soir, sa sœur a appelé une ligne d’écoute téléphonique pour anciens combattants. Mais Card a repoussé ses proches et les a accusés de conspirer contre lui.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Mot laissé sur un tronc d’arbre de la ville de Lewiston, le 27 octobre 2023, deux jours après la tuerie

En juillet, l’armée a envoyé le sergent Card dans un hôpital psychiatrique pendant deux semaines : il disait entendre des voix et avait menacé des soldats de son unité. On lui a prescrit du lithium, a déclaré sa sœur, mais aucune évaluation cérébrale n’a été faite. Dès son congé, il a cessé de prendre le médicament.

Dans les mois qui ont suivi, Robert Card a eu plusieurs altercations violentes. Un jour, en rentrant chez elle, sa mère l’a trouvé sur le perron, en larmes, convaincu que les gens parlaient contre lui.

Il a perdu son emploi de camionneur. En septembre, la police s’est rendue chez ses parents pour les avertir qu’il avait menacé des camarades de régiment. Un frère et le père de Card ont tenté de lui enlever ses armes, mais il s’est mis en colère et les a mis dehors.

Le 25 octobre, quand la télé a annoncé une tuerie dans un bar et une salle de quilles de Lewiston, les frères et la sœur de Robert Card ont vu les images et reconnu leur frère.

Pendant que l’État du Maine pleurait ses morts et déplorait l’absence d’intervention malgré tant de signes avant-coureurs, le cerveau de Robert Card – envoyé à Boston – était examiné par des chercheurs.

Dommages énormes

« Les dommages étaient énormes », affirme le DLee Goldstein, professeur de neurologie de l’Université de Boston, qui a analysé le tissu cérébral, découpé en fines lamelles, de Robert Card à l’aide d’un microscope électronique.

PHOTO HILARY SWIFT, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Croix et affiches plantées devant la salle de quilles Just-In-Time Recreation, un des deux endroits où a eu lieu la tuerie de Lewiston

Les axones – des cellules longues et minces qui ressemblent à des fils – constituent le câblage qui transmet les messages dans les profondeurs du cerveau, explique le DGoldstein.

Les câbles étaient en lambeaux. On voyait des câbles ayant perdu leur enveloppe protectrice, des câbles manquants, des câbles enflammés et malades, des câbles pleins de déchets cellulaires.

Le DLee Goldstein, professeur de neurologie de l’Université de Boston

« C’est par ces câbles que les différentes parties du cerveau communiquent les unes avec les autres. S’ils sont endommagés, vous ne pouvez pas fonctionner correctement », a-t-il précisé.

La famille de Robert Card a pris connaissance du rapport vendredi, a indiqué sa sœur. Cela a changé sa perception de la tuerie et de son frère : « Ça m’a permis de lui pardonner, dit-elle. Je sais que de nombreuses personnes souffrent beaucoup. Peut-être pouvons-nous utiliser ce qui s’est passé pour aider d’autres gens. »

Dans un communiqué, mercredi, la famille a écrit : « D’abord, nous voulons dire combien nous sommes attristés pour les victimes, les survivants et leurs proches, et tous ceux qui, dans le Maine et au-delà, sont touchés et traumatisés par cette tragédie.

« Nous ne pouvons pas revenir en arrière, mais nous publions les résultats de l’étude du cerveau de Robert pour soutenir les efforts déployés pour apprendre de cette tragédie et faire en sorte qu’elle ne se reproduise plus jamais. »

Cet article a été publié à l’origine dans le New York Times.

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