(Ottawa) Un mystérieux commanditaire du gouvernement indien, un faux tueur à gages, plusieurs leaders sikhs dans le viseur de New Delhi, dont trois au Canada : un acte d’accusation des autorités judiciaires des États-Unis lève le voile sur un modus operandi indien qu’avait exposé Justin Trudeau – mais avec des détails explosifs.

Ce qu’il faut savoir

  • Les forces de l’ordre américaines ont fait dérailler un complot orchestré par l’Inde pour exécuter un militant sikh à New York.
  • La personne visée était un citoyen canado-américain, Gurpatwant Singh Pannun. Il connaissait Hardeep Singh Nijjar, un citoyen canadien assassiné en Colombie-Britannique.
  • Selon l’acte d’accusation, trois autres personnes de la communauté sikhe au Canada seraient dans la ligne de mire de New Delhi.
  • Le premier ministre Justin Trudeau estime que ces allégations donnent encore plus de poids à celles du Canada.

« Le meurtre commandité est un crime digne d’un film, mais l’intrigue dans cette affaire était on ne peut plus réelle », a résumé James Smith, du FBI, dans le communiqué annonçant le dépôt des accusations contre le suspect, Nikhil Gupta.

L’Inde se retrouve encore une fois au banc des accusés, un peu plus d’un mois après qu’Ottawa a allégué que le gouvernement Modi avait commandité l’assassinat, sur le sol canadien, du leader sikh Hardeep Singh Nijjar. Cette fois, les stratagèmes du gouvernement de Narendra Modi sont détaillés dans un acte d’accusation.

L’affaire remonte à mai 2023 : un responsable du renseignement du gouvernement indien recrute un homme se présentant comme un acteur du trafic international d’armes et de stupéfiants. Il lui demande de mettre sur pied une opération pour assassiner Gurpatwant Singh Pannun, un séparatiste sikh.

PHOTO CRAIG RUTTLE, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Gurpatwant Singh Pannun, un séparatiste sikh considéré comme un terroriste par le gouvernement indien

La recrue, Nikhil Gupta, se met au travail. Selon les documents judiciaires du procureur des États-Unis pour le district Sud de New York, il entre en contact avec un individu qu’il croyait être associé au crime organisé, mais qui est en fait une source confidentielle des forces de l’ordre américaines.

Celui-ci organise ensuite une rencontre avec un agent d’infiltration, qui se fera passer pour un tueur à gages. Le 9 juin 2023, Nikhil Gupta accepte de le payer 100 000 $ US pour assassiner Gurpatwant Singh Pannun ; un premier versement de 15 000 $ US est fait par l’un de ses associés dans un véhicule, à Manhattan.

PHOTO DU BUREAU DU PROCUREUR DES ÉTATS-UNIS, FOURNIE PAR LE THE NEW YORK TIMES

Le premier versement de 15 000 $ US fait dans un véhicule, à Manhattan, à une date inconnue.

Il est prévu de ne pas passer à l’action pendant les rencontres de haut niveau entre Washington et New Delhi – le 21 juin dernier, le président Joe Biden a reçu le premier ministre Narendra Modi à la Maison-Blanche en grande pompe : honneurs militaires, discours devant le Congrès américain, dîner d’État.

PHOTO EVELYN HOCKSTEIN, REUTERS

Le premier ministre indien Narendra Modi en compagnie de Joe Biden lors de sa visite à la Maison-Blanche en juin dernier.

« Nous avons tellement de cibles »

Au Canada, quelques jours auparavant, Hardeep Singh Nijjar avait été exécuté par des hommes armés devant un temple de Surrey, en Colombie-Britannique. Dans l’acte d’accusation publié mercredi, on peut lire qu’il entretenait des liens avec Gurpatwant Singh Pannun.

Le soir du meurtre, soit le 18 juin, le représentant du gouvernement indien qui a repêché Nikhil Gupta envoie à ce dernier une vidéo du corps ensanglanté du militant sikh dans son véhicule. Il était « une cible », « nous avons tellement de cibles », explique ensuite Nikhil Gupta au pseudo tueur à gages.

Il avertit l’agent d’infiltration dès le lendemain qu’il faut « finir quatre opérations [jobs] d’ici le 29 [juin] », soit la cible américaine et après cela, « trois au Canada ». Et à la lumière de l’assassinat de Hardeep Singh Nijjar, il se ravise : peu importe la rencontre Modi-Biden, il faut passer à l’action, et vite.

Attention, en revanche : Gurpatwant Singh Pannun « sera plus prudent, parce qu’au Canada, son collègue a été descendu », et il ne « faut pas leur laisser de chance, aucune chance », signale l’homme de New Delhi à New York, là où le meurtre devait être commis.

Allégations canadiennes validées

Le complot aux États-Unis a fini par dérailler, et Nikhil Gupta a été arrêté en République tchèque, à la demande des États-Unis, le 30 juin dernier. Au Canada, Hardeep Singh Nijjar n’a pas eu la même chance, et le premier ministre Trudeau a provoqué une crise diplomatique en alléguant que l’Inde avait commandité ce meurtre.

Le dépôt de l’acte d’accusation à Washington lui a en quelque sorte donné raison, lui qui avait été critiqué à la suite de cette sortie.

Les nouvelles en provenance des États-Unis mettent encore plus en lumière ce que nous disons depuis le début, soit que l’Inde doit prendre la question au sérieux.

Justin Trudeau, premier ministre du Canada.

Le ministre de la Sécurité publique, Dominic LeBlanc, a refusé de dire pour quelle raison le Canada avait échoué là où les États-Unis ont réussi. « La pire chose que je pourrais faire serait de spéculer ou de commenter les détails d’une enquête policière ou d’opérations des services de renseignement », a-t-il argué.

PHOTO SPENCER COLBY, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le ministre fédéral de la Sécurité publique, Dominic LeBlanc

Dans la foulée des allégations formulées par le gouvernement canadien, le gouvernement de l’Inde a déclaré persona non grata 41 diplomates d’Ottawa qui étaient en poste sur le territoire indien. Les États-Unis et le Royaume-Uni avaient dénoncé cette décision, selon eux contraire à la Convention de Vienne.

Inquiétudes dans la communauté sikhe

L’enquête canadienne sur le meurtre de Hardeep Singh Nijjar est toujours en cours.

Lui et Gurpatwant Singh Pannun sont considérés comme des terroristes par le gouvernement indien, car ils militent en faveur de la création d’un État sikh en Inde, le Khalistan.

Et le fait que trois membres de la communauté sikhe canadienne soient dans la ligne de mire de New Delhi préoccupe l’Organisation mondiale des sikhs du Canada. « Cette révélation est déconcertante », a réagi son président, Danish Singh, mercredi.