(New York) « Zéro. »

Assis sur un banc du Washington Square Park, sous un soleil radieux de fin d’octobre qui semble enflammer les érables de Greenwich Village, Rémy Bélanger de Beauport emploie ce nombre pour décrire ce qu’il ressent à l’approche de l’Halloween.

Aussi longiligne qu’un danseur de ballet, le violoncelliste improvisateur ne peut pas s’étonner qu’on l’interroge sur ce sujet. Le 31 octobre 2020, en marchant dans le Vieux-Québec, il a été l’une des cinq personnes blessées par Carl Girouard, l’homme qui a aussi tué avec un sabre deux résidants de Québec. Il a survécu à de multiples blessures graves, dont trois fractures du crâne, deux fractures aux omoplates et la section partielle ou nette de plusieurs doigts, comme il l’a décrit de façon poignante dans une vidéo publiée sur sa page Facebook en novembre 20201.

Je sais qu’il y a d’autres personnes qui étaient là ce soir-là pour qui c’est encore une épreuve : le souvenir, les flash-back. Moi, je n’ai rien eu de ça. Vraiment. Je ne suis pas du tout là-dedans.

Rémy Bélanger de Beauport, violoncelliste improvisateur

Et où est-il ? Depuis le 2 août dernier, Rémy Bélanger de Beauport vit à New York, où il plonge dans sa grande passion – la musique improvisée –, confirmant un rétablissement qui force l’admiration, et relit À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, dans un parc ou un de ses cafés préférés de Greenwich Village ou de SoHo.

« C’est un livre qui a changé ma vie, par sa structure, par son histoire, et tout le travail derrière. C’est d’ailleurs en le lisant à 21 ans que j’ai ajouté la particule de Beauport à mon nom de famille. À l’époque, je sentais que je ne comprenais pas tout et je m’étais dit que je le relirais à 40 ans. Ben là, c’est cette année. »

La « multiplicité » de New York

Il n’avait jamais mis les pieds dans cette ville fort éloignée de l’univers proustien avant de déposer ses bagages dans le studio du Québec à New York, où il séjournera jusqu’à la fin de l’année. Ce jour-là, il est parti illico vers Gowanus, un quartier de Brooklyn « super loin », précise-t-il, pour se rendre à son tout premier concert new-yorkais de musique improvisée.

PHOTO RICHARD HÉTU, COLLABORATION SPÉCIALE

Rémy Bélanger de Beauport et Samantha Kochisen en concert de musique improvisée

Depuis lors, il ne se passe pas beaucoup de soirées sans qu’il assiste à un concert.

« Parfois, je vais voir deux concerts par soir. J’ai soif. J’ai soif d’entendre et j’ai soif de connaître les gens, les musiciens », dit l’artiste dont la résidence au 111, Wooster Street est assortie d’une bourse offerte par le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) aux créateurs expérimentés et reconnus par leurs pairs.

Il est frappé par ce qu’il appelle « la multiplicité » de la vie new-yorkaise, qui se traduit sur la scène de la musique improvisée par une offre pléthorique.

« À Québec, on a très peu de musique improvisée, et je suis souvent impliqué de près ou de loin dans l’organisation des évènements », dit le violoncelliste autodidacte, qui est titulaire d’une maîtrise en théorie musicale. « Ici, des concerts de musique improvisée, il peut y en avoir jusqu’à 10 ou 12 par jour. En fait, il y a plus de concerts intéressants en une seule journée auxquels je voudrais assister à New York qu’il y en a en une année à Québec. »

Son concert préféré s’est déroulé à l’endroit qui l’a le plus terrifié à New York de prime abord : Times Square. C’est là qu’il a découvert le guitariste Chris Cochrane, légende new-yorkaise de la musique expérimentale, qui s’exécutait en plein air avec une chanteuse et un percussionniste.

« Il a sa propre approche. C’est comme si toutes les sonorités étaient défaites, contrastées. Avec le mélange de Times Square, tout s’imbriquait : les flashs, les klaxons, les sirènes et la guitare désaccordée. »

Un moment de ressourcement

Issu d’une famille modeste et casanière, Rémy Bélanger de Beauport ne se transplante pas pour la première fois. Il a notamment fait trois longs séjours à Berlin, qui l’ont incité à postuler trois fois pour une résidence à Dresde offerte par le CALQ aux compositeurs. Même si on lui a répété que son dossier était « excellent », voire « parfait », il ne l’a pas eue.

En 2021, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, il a présenté son dossier pour décrocher la résidence de New York, considérée comme la plus prestigieuse du CALQ.

Je m’étais fait la promesse de postuler chaque année pendant les dix années suivantes. J’allais bien finir par l’avoir.

Rémy Bélanger de Beauport

Il l’a eue du premier coup.

Il voit cette résidence comme un moment de ressourcement. Or, même s’il se consacre au présent, il se plaît aussi à retracer les pas des légendes de la musique expérimentale à New York, posant notamment devant l’appartement où Yoko Ono rencontrait un John Cage encore peu connu.

Il est convaincu que le fait d’être à New York, où il a parfois « le feeling d’être au centre du monde », va l’influencer autant que la musique qu’il entend dans des salles comme The Stone, où le saxophoniste de renom John Zorn agit à titre de directeur musical.

« Là, j’absorbe, j’absorbe, dit-il. Et je sais que ça va sortir plus tard. »

En attendant, il fournit quand même à New York la preuve de son originalité musicale. Il a participé à deux concerts, dont le plus récent s’est déroulé dans le studio du Québec à SoHo.

Il reviendra d’ailleurs sur ce concert en parlant des « plus » qui ont jalonné sa réadaptation.

« Cela aurait très bien pu arriver qu’on se parle et qu’il me manque une main, dit-il. Qu’est-ce que j’aurais fait ? Ben, j’aurais trouvé un moyen de faire de la musique qui mêle la performance, qui mêle la déconstruction. »

« Je hais les dates »

Le violoncelliste poursuit en revivant certaines étapes de sa réadaptation.

Là, mes doigts de la main gauche fonctionnent, let’s go. Après ça, mon bras gauche peut bouger un peu plus qu’avant, plus, plus, plus. Finalement, comme on l’a vu lors du concert d’hier, j’ai pas mal de plus.

Rémy Bélanger de Beauport

Même s’il admet avoir des « moins », il ne veut pas s’étendre sur les séquelles de ses blessures. « Moi, les gens qui parlent de leurs bobos, ça m’a toujours gossé, dit-il. C’est sûr que j’ai des séquelles. Je ne joue pas comme avant. En même temps, je pense que je joue mieux qu’avant. »

Derrière cette phrase, il y a des heures innombrables de physio, de pratique du violoncelle et d’écoute de musique. Routine que le musicien poursuit à New York et à laquelle se greffent des séances de natation et de yoga au centre communautaire de l’école secondaire Stuyvesant, à un pas du One World Trade Center, ainsi que la rédaction d’un blogue2.

Il s’étonne de n’éprouver aucune crainte à New York.

« Parfois, il faut que je me surveille parce que je trouve qu’on se sent tellement en sécurité, dit-il. Je suis dans le métro à 1 h du matin avec mon cell dans la main et mes écouteurs sur la tête. À Mexico, où j’ai vécu, je n’aurais jamais fait ça. Ici, je me sens en sécurité. »

Pour autant, il ne devrait pas se joindre aux New-Yorkais qui se masseront le long de la 6e Avenue mardi soir pour suivre le défilé de l’Halloween de Greenwich Village, grande tradition à laquelle Lou Reed, qui a touché à la musique expérimentale, a consacré une chanson.

« Je n’ai jamais célébré l’Halloween, dit Rémy Bélanger de Beauport. Et ce n’est pas cette année que je vais commencer ! Je ne célèbre même pas mon anniversaire ou le jour de l’An. Je hais les dates. Je trouve ça arbitraire, ridicule. »

Même à New York.

1 Regardez le témoignage de Rémy Bélanger de Beauport sur l’attaque dont il a été victime 2 Consultez le blogue de Rémy Bélanger de Beauport sur son aventure new-yorkaise