(New York) La plupart des touristes ne connaissent de Staten Island que le traversier reliant Manhattan à ce district de New York et permettant d’admirer gratuitement la statue de la Liberté, symbole de l’accueil fait aux immigrants.

Or, ces jours-ci, il leur suffirait de descendre du traversier et de s’aventurer à Arrochar, quartier de maisons unifamiliales bien entretenues, pour découvrir une réalité aux antipodes du célèbre poème d’Emma Lazarus inscrit sur le socle de la statue, et qui fait dire à la grande dame au flambeau tendu vers le ciel : « Donnez-moi vos pauvres, vos exténués… »

En début de soirée, jeudi, ce sont des messages empreints de colère qui fusaient le long de barrières métalliques dressées par la police de New York pour éloigner la foule de la St. John Villa Academy, ancienne école catholique du quartier convertie en refuge de migrants.

« Rentrez chez vous ! »

« Ne vous sentez pas à l’aise ici ! »

« Retournez là d’où vous venez ! »

« Retournez à Manhattan ! »

Ces messages s’adressaient à environ 10 femmes ou fillettes qui venaient de descendre d’une fourgonnette blanche devant l’ancienne école, destinée à accueillir 350 migrants.

« Ils envoient maintenant des femmes pour nous faire mal paraître », dit Debbie, qui participe aux manifestations quotidiennes contre l’ouverture de ce refuge, dont les premiers arrivants étaient des hommes.

« Mais vous savez quoi, ils nous traiteront de racistes, quoi qu’il arrive », ajoute-t-elle en demandant à un journaliste de taire son nom de famille.

Le « Ground Zero » de la crise ?

Chaque soir depuis plus de deux semaines, des manifestants se retrouvent devant la maison de Scott Herkert, qui avoisine l’ancienne école. « No F %*KIN Way ! », peut-on lire en lettres blanches sur une bâche bleue dressée sur la pelouse de la demeure.

PHOTO RICHARD HÉTU, COLLABORATION SPÉCIALE

« Protégez nos enfants, notre quartier aujourd’hui, VÔTRE demain ! », peut-on lire sur ces affiches.

Le même message apparaît sur plusieurs lampadaires ou poteaux électriques des environs. Un autre message omniprésent, qui appelle à « protéger nos enfants », contient en outre cet avertissement : « Notre quartier aujourd’hui, le VÔTRE demain ! »

« Nous sommes devenus le Ground Zero de la crise des migrants à New York », dit Scott Herkert, un informaticien de 53 ans.

PHOTO RICHARD HÉTU, COLLABORATION SPÉCIALE

Le résidant Scott Herkter

Cela détruit nos vies. Ma maison est désormais invendable. Le voisinage est en colère. La situation est terrible.

Scott Herkter, résidant du quartier

« Nous n’avons aucune idée de l’identité de ces migrants. Ils n’ont fait l’objet d’aucune vérification », ajoute-t-il en se plaignant de surcroît de l’apparition récente de rats, attirés par le conteneur à ordures installé le long de sa clôture, et du vrombissement constant de générateurs.

« Je dors à peine deux heures par nuit », dit-il.

Le maire Adams attise la colère

Il est sans doute exagéré de dire que Staten Island est devenu le « Ground Zero » d’une crise qui a vu la ville de New York recevoir 110 000 migrants depuis le 22 avril dernier, dont bon nombre ont été envoyés en bus par le gouverneur républicain du Texas, Greg Abbott.

Mais il ne fait aucun doute qu’une colère antimigrants sans précédent à New York s’exprime ces jours-ci dans l’arrondissement le plus conservateur de la ville, où Donald Trump a facilement battu Joe Biden en 2020.

Et le maire démocrate de New York, Eric Adams, un ancien républicain, semble prêt à attiser cette colère.

PHOTO KENA BETANCUR, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Le maire de New York, Eric Adams

« Laissez-moi vous dire une chose, New-Yorkais », a-t-il déclaré d’entrée de jeu mercredi soir lors d’une assemblée publique à Manhattan, en abordant la question des migrants. « Jamais dans ma vie je n’ai été aux prises avec un problème dont je ne voyais pas la fin – je ne vois pas la fin de ce problème. Ce problème va détruire la ville de New York. Détruire la ville de New York », a-t-il répété en prédisant que la municipalité devra dépenser 12 milliards de dollars sur trois ans pour affronter cette crise.

On pourrait ajouter : jamais, dans l’histoire récente de New York, un maire n’a parlé de façon aussi négative d’une question liée à l’immigration, et cela inclut les deux derniers maires élus sous la bannière républicaine, Rudolph Giuliani et Michael Bloomberg (qui a par la suite été réélu comme indépendant).

Des groupes de défense des migrants et des libertés ont dénoncé une « rhétorique dangereuse » que l’on « attendrait de politiciens d’extrême droite, et non du maire d’une ville qui a toujours accueilli et célébré la diversité et l’importance cruciale de sa communauté immigrée ».

Mais les républicains de New York et de Washington ont applaudi le maire Eric Adams, qui a critiqué à la fois le président Joe Biden et la gouverneure de New York, Kathy Hochul, deux démocrates, pour leur manque d’aide dans ce dossier.

« Je tire mon chapeau au maire de New York, qui a accepté d’interpeller le président Joe Biden et son administration pour leur incapacité absolue à sécuriser la frontière sud », a déclaré cette semaine Mike Pence, ancien vice-président et candidat présidentiel.

« Pour nous faire taire »

Mais les propos du maire n’ont pas impressionné Jerry Cira, dont la maison imposante avoisine également l’ancienne école où des migrants sont logés, à Arrochar.

« Il a dit cela pour nous faire taire », confie ce restaurateur de 56 ans, qui a envoyé ses six enfants dans des écoles catholiques privées. « C’est comme s’il nous donnait une boîte de mouchoirs. Je n’ai pas besoin de ses mouchoirs. »

Jusqu’à l’arrivée des migrants dans son quartier, Jerry Cira estimait avoir réalisé sa version du « rêve américain ».

« J’avais l’habitude d’être content de rentrer à la maison après le travail », dit le natif de Brooklyn. « Maintenant, je rentre à reculons. Ma maison vibre constamment à cause des générateurs. Et les odeurs qui se dégagent des toilettes portables… »

Jerry Cira ne termine pas la phrase, mais sa moue suffit pour traduire sa pensée, qui est celle de plusieurs fils ou petits-fils d’immigrants à Staten Island ces jours-ci.