(New York) Inculpé pour avoir violé la loi sur l’espionnage et condamné à une peine d’emprisonnement de dix ans, le politicien haut en couleur soulève ses partisans en menant sa campagne présidentielle derrière les barreaux d’un pénitencier de Géorgie. Le New York Times ne cache pas son déplaisir.

« Sous l’influence de cette psychologie déraisonnable de la foule, le criminel reconnu est applaudi tous les soirs aussi bruyamment que de nombreux candidats à la présidence qui ont gagné leur éminence honorable en rendant de grands et inlassables services au peuple américain », tonne la page éditoriale du quotidien collet monté.

Détrompez-vous : il ne s’agit pas d’une prédiction à propos de Donald Trump. Les phrases qui précèdent concernent la campagne du premier et dernier candidat d’envergure à avoir brigué la présidence américaine depuis une cellule de prison. Il s’appelait Eugene Debs et, comme le notait le Times, sa candidature présidentielle de 1920 avait été acclamée par une partie non négligeable des spectateurs des salles de cinéma qui présentaient des films d’actualité.

PHOTO TIRÉE DE WIKIPÉDIA

Eugene Debs

L’un de ces films silencieux montrait une délégation arrivant au pénitencier d’Atlanta pour informer Debs de sa nomination à titre de candidat présidentiel du Parti socialiste, dont il était le fondateur. Selon un texte défilant au grand écran, ces images illustraient « la scène la plus inhabituelle de l’histoire politique de l’Amérique – Debs, qui purge une peine de dix ans pour des activités de sédition, accepte la nomination socialiste à la présidence ».

Thomas Doherty, professeur d’études américaines à l’Université Brandeis, a rappelé quelques-uns de ces faits dans un texte publié après l’inculpation Donald Trump à New York en lien avec l’affaire Stormy Daniels. L’inculpation de l’ancien président en Floride pour rétention illégale de secrets d’État et entrave à une enquête était encore à venir.

L’histoire de Eugene Debs est instructive. Elle démontre non seulement que Donald Trump peut poursuivre sa campagne présidentielle comme prévenu, mais également comme condamné, si jamais il est envoyé en prison après avoir été reconnu coupable par un jury de ses pairs.

Les probabilités qu’un tel scénario se produise ne sont pas grandes, compte tenu notamment des efforts que déploieront sans doute les avocats de l’ancien président pour retarder tout procès éventuel.

Contre la guerre

Mais le précédent établi par Eugene Debs ne peut être ignoré. Surtout qu’il présente un dénouement susceptible d’inspirer le vainqueur de l’élection présidentielle de 2024, si cette personne ne s’appelle pas Donald Trump.

Mais d’abord, qui est Eugene Debs ? Issu d’une famille de commerçants de Terre Haute, en Indiana, ce tribun exceptionnel a participé à la fondation d’un des premiers grands syndicats industriels aux États-Unis, l’American Railway Union, en 1893. L’année suivante, il a écopé de six mois de prison en raison de son soutien à la grève de l’entreprise de construction de wagons Pullman à Chicago. Il a profité de ce premier séjour derrière les barreaux pour lire Le capital de Karl Marx.

En 1912, lors de sa quatrième campagne présidentielle, il a récolté près de 1 million des suffrages, ou 6 %. En juin 1918, il a prononcé le discours qui devait le renvoyer en prison. Un mois plus tôt, le président démocrate Woodrow Wilson avait promulgué la loi sur la sédition, qui modifiait la loi de 1917 sur l’espionnage.

En vertu de cette mesure que Vladimir Poutine ne renierait pas aujourd’hui, toute déclaration fausse ou malveillante contre le gouvernement fédéral devenait illégale, de même que tout discours contre l’instauration controversée de la conscription pour soutenir l’effort militaire des États-Unis lors de la Première Guerre mondiale.

Eugene Debs se trouvait à Canton, en Ohio, lorsqu’il a dénoncé les « princes de Wall Street » et critiqué le gouvernement de son pays pour ses arrestations de militants antiguerre.

« Ils vous ont toujours enseigné et formé à croire qu’il était de votre devoir patriotique d’aller à la guerre et de vous faire massacrer sur leur ordre », a déclaré Debs à la foule.

Mais dans toute l’histoire du monde, vous, le peuple, n’avez jamais eu voix au chapitre pour déclarer la guerre, et aussi étrange que cela puisse paraître, aucune guerre menée par une nation, à quelque époque que ce soit, n’a jamais été déclarée par le peuple.

Eugene Debs, lors d’un discours à Canton, en Ohio

Lors de son procès, Debs n’a nié aucune des accusations du gouvernement. Le jury l’a reconnu coupable le 18 novembre 1918, soit une semaine après le jour de l’Armistice.

Le numéro 9653

Pendant la campagne présidentielle de 1920, les partisans de Eugene Debs portaient à la boutonnière des macarons sur lesquels on pouvait lire : « For President, Convict No. 9653 », le détenu numéro 9653 à la présidence.

Le soir de l’élection du 2 novembre 1920, après avoir récolté 913 693 voix, ou 3,4 % des suffrages, Eugene Debs a pu envoyer à ses partisans une déclaration écrite, à défaut de pouvoir faire entendre sa voix.

Je remercie les maîtres capitalistes de m’avoir placé ici. Ils savent quelle est ma place dans leur système criminel et corrompu. C’est le seul compliment qu’ils puissent me faire.

Eugene Debs, dans une déclaration écrite

Après l’investiture du président républicain Warren Harding en janvier 1921, des socialistes ont manifesté devant la Maison-Blanche et remis une pétition réclamant la grâce présidentielle pour Eugene Debs. L’actrice Mae West a fait partie des personnalités qui ont formulé la même demande auprès de celui qui avait promis de ramener les États-Unis « à la normalité » après la guerre.

En décembre 1921, le président Harding a fini par mettre fin à l’emprisonnement d’Eugene Debs en commuant sa peine. De quoi inspirer le président américain si Donald Trump se retrouvait derrière les barreaux avant ou après le scrutin de 2024 ?