Dialogue (un brin) décalé sur un enjeu d’actualité.

Le Turkménistan construira Arkadag en l’honneur de l’homme fort du pays, ancien dentiste devenu dictateur.

Une ville sortie de nulle part ? Vous m’intriguez.

Oui, on en parle depuis 2018. Mais son nom n’a été officialisé qu’en décembre dernier : Arkadag, comme dans « protecteur de la nation », ainsi qu’on désigne Gourbangouly Berdymoukhammedov, qui a été président du pays de 2007 à 2022 et reste l’homme fort de cet État d’Asie centrale.

Et où sera construite la ville exactement ?

À 30 kilomètres de la capitale, Achgabat. On annonce déjà qu’elle sera splendide. Avec de gros bâtiments en marbre blanc et des statues en or représentant Berdymoukhammedov. La première phase du projet aurait coûté 3,3 milliards de dollars, la seconde atteindra « environ » 1,5 milliard, selon une annonce faite cette semaine par le gouvernement turkmène… qui n’exclut pas toutefois un dépassement des coûts.

Pourquoi ce projet grandiose ?

Pour rendre hommage à Berdymoukhammedov, tout simplement. Cet ex-dentiste de 65 ans, connu pour sa mégalomanie et son culte de la personnalité, n’en est pas à son premier délire. Mais cette cité champignon s’annonce comme son grand œuvre. « Ils sont en train de lui faire une ville à sa mesure, ou plutôt sa démesure. Ce qui explique le gonflement des sommes investies. En creux, on veut montrer que le pays n’a pas de problèmes », observe Michaël Levystone, chercheur associé au centre Russie/Nouveaux États indépendants de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Le gouvernement turkmène affirme que cette ville prévue pour 73 000 habitants sera « intelligente » et inscrite au Livre Guinness des records. Mais on ne sait pas encore exactement pour quel motif !

Le livre des records ? Quel honneur !

Ce ne serait pas le premier record revendiqué par le Turkménistan. Selon le Guinness, le pays revendique aussi la plus grosse grande roue intérieure du monde, la plus grande concentration de gratte-ciel en marbre, le plus grand nombre de fontaines dans un seul parc (27) et le plus gros édifice en forme d’étoile.

Intrigant. Ça donne envie d’y aller…

Oubliez ça. Le Turkménistan est un des endroits les plus fermés de la planète. Bonne chance pour avoir votre visa. Indépendante depuis 1991, cette ancienne république soviétique s’est transformée en régime totalitaire, au sens le plus stalinien du terme. Pas d’opposition, pas de contestation, pas le droit de dire non. Sa population de six millions vit sous une chape de plomb. Selon Reporters sans frontières, le pays se situe tout en bas dans le classement pour la liberté d’expression, juste avant la Corée du Nord, l’Érythrée et l’Iran.

PHOTO IGOR SASIN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Une étudiante de l’Institut des Télécommunications et de l’Informatique du Turkménistan vote lors des élections législatives, le 26 mars dernier, à Achgabat.

Hou là. C’est chaud, tout ça !

Justement, vous m’amenez à parler d’environnement… Sixième producteur de gaz sur la planète, le Turkménistan est aussi le plus gros émetteur de méthane au monde. Selon l’organisme Kayrros, le pays aurait provoqué 184 « super émissions » en 2022, loin devant l’Inde et les États-Unis, qui n’en ont compté « que » 155. Ces fuites ultrapolluantes – et largement responsables du réchauffement climatique – s’expliquent entre autres par la vétusté de l’équipement turkmène, datant de l’ère soviétique.

Beau contraste avec les tours de marbre et les statues en or…

En effet. Le gouvernement turkmène fait de bonnes affaires en exportant son gaz, vers la Chine essentiellement. Mais le pays ne va pas bien et les bénéfices sont limités pour la population. On estime que 50 % des Turkmènes vivent sous le seuil de pauvreté. Dans ce contexte, le projet de ville à 5 milliards laisse perplexe.

Ça doit grogner. Le régime est solide ?

Il y a eu des élections législatives cette semaine, mais sans partis d’opposition ! C’était le premier scrutin depuis que le président, Serdar Berdymoukhammedov, 40 ans, a pris la succession de son père, Gourbangouly, en mars 2022. Mais qu’on ne s’y trompe pas : malgré les apparences, c’est toujours papa qui tire les ficelles. En janvier, ce dernier a été nommé à la tête d’un nouvel organe suprême qui a la mainmise sur les grandes orientations du pays. « C’est un jeu de chaises musicales, résume Michaël Levystone. Mais ces élections sont la confirmation d’une situation qui est déjà actée, soit le retour de Gourbangouly aux affaires. »

Le fils à la présidence, le père aux manettes… le clan Berdymoukhammedov est donc là pour de bon ?

Apparemment. La bonne nouvelle – s’il y en a une –, c’est que Gourbangouly est un chef d’État très divertissant. Dictateur à temps plein, le monsieur est aussi musicien et jockey à temps partiel. Ses solos de guitare dans la glace sèche ont fait le tour de l’internet, tout comme ses nombreuses apparitions à cheval pour exalter le sentiment national. Sans parler de sa passion pour l’alabai, le chien emblématique du pays, pour lequel il fait ériger une statue en or de 19 pieds de haut. Bizarrement, ce monument n’est pas dans le Livre des records…

Sources : The Guardian, Oil and Gas Journal, Quartz, Human Rights Watch, BBC