(Kandy) La crise économique et politique qui secoue le Sri Lanka risque de priver le pays de ses forces vives : sa jeunesse et ses professionnels hautement qualifiés.
Sur les sept, tous lèvent la main.
Étudiants en hôtellerie à Kandy, les sept jeunes hommes veulent quitter le Sri Lanka, n’y voyant pas de possibilité de se bâtir une vie.
« Tout va mal ici. » « Le coût de la vie est exorbitant, et on manque de tout. »
Tirés à quatre épingles, les étudiants se bousculent afin de témoigner de leur désarroi.
« On n’a aucun avenir ici. Les salaires sont dérisoires », lâche M. G. M. Muben qui, à 32 ans, est l’aîné du groupe.
Ils veulent aller en Europe, aux États-Unis, au Canada, pour travailler dans leur domaine.
Pour leur part, Sanduni Millagola, 25 ans, et Monali Tharangi, 22 ans, ont arrêté leur choix sur le Japon.
La première pour enseigner l’anglais et la seconde, pour étudier la mode.
« Nous avons peur de ne pas aussi bien réussir dans la vie si nous restons au Sri Lanka », explique Sanduni au nom du duo croisé devant l’école où elles apprennent le japonais.
Le désir d’exil de ces jeunes est né assez récemment ; la crise économique dans laquelle le pays est plongé n’y est pas étrangère.
Partir, mais pas n’importe où
Au bureau des passeports de Colombo, lors du passage de La Presse, au début du mois de novembre, la circulation était fluide, mais dense.
« Je n’arrive pas à trouver de travail ici », affirme un homme de 30 ans intercepté dans la file.
Destination visée : le Qatar, où il a déjà travaillé comme livreur de colis.
Kumara Liyanage, 25 ans, a quant à lui passé six mois dans le petit émirat en 2015.
Et il n’est pas question qu’il remette le cap sur le Qatar.
« On nous traitait comme des esclaves, on travaillait sous un soleil de plomb, dans une chaleur suffocante… Il n’est pas question que je retourne là », dit-il, assis au sol en triant des piments dans un marché de la capitale srilankaise.
Il veut toutefois plier bagage, car « les choses vont seulement aller en empirant, et les politiciens vont continuer à nous voler ».
D'abord les jeunes
Ce désir d’exil est particulièrement élevé chez les millénariaux. Plus de trois jeunes sur quatre (77,2 %) âgés de 18 à 29 ans voudraient quitter leur île, selon un sondage publié tout récemment par le Centre de politiques alternatives du Sri Lanka. Chez les 30 ans et plus, la tentation de l’émigration est moins élevée, à 45,4 %.
À l’échelle nationale, c’est plus d’un Srilankais sur deux qui songe à l’exil (56,8 %), indique l’enquête d’opinion menée du 21 au 31 octobre.
Leurs destinations de choix sont, d’abord, l’Asie de l’Est (26,7 %) et l’Europe (24,8 %). L’Amérique du Nord attire pour sa part 14,2 % des répondants.
De fait, dans la première moitié de 2022, 140 701 Srilankais sont partis travailler à l’étranger, comparativement à 30 757 pour la même période l’année précédente.
« Il y a une tendance de départ de travailleurs migrants qualifiés qui émerge », constate Belisha Weerarathe, responsable de la recherche sur la migration et l’urbanisation de l’Institut d’études politiques du Sri Lanka.
« Un exode mal planifié et excessif de travailleurs qualifiés aurait un impact négatif sur les efforts de relance économique du Sri Lanka », argue-t-elle dans un entretien accordé à une publication srilankaise.
Il pourrait aussi avoir des conséquences sur l’emploi dans le secteur de l’agriculture, où une pénurie de main-d’œuvre sévit déjà.
La jeune génération ne veut pas travailler dans les champs. C’est la même chose qui se passe à travers le pays.
Zubai Mohamed Irshad, gérant de la plantation de thé Blue Field
C’est le cas de Nipun Dilshan, 23 ans.
« Je ne veux pas devenir agriculteur comme mon père », confie-t-il en se frayant un chemin entre les rizières de Baragedara, où l’ensemencement est en cours.
Médecin cherche hôpital
Le projet d’immigrer en est un de longue date dans le cas du Dr Burhan Hamza.
Une fois ses études en médecine bouclées en Biélorussie, il allait rentrer au Sri Lanka en 2017, pour y décrocher son permis d’exercice, puis lever les voiles.
Mais il s’est accroché les pieds.
« Ça faisait du bien d’être à la maison », se souvient-il, assis à son bureau d’une clinique privée située dans un quartier huppé de Colombo.
Avec le temps, il a déchanté.
Il y a eu les attentats de Pâques de 2019 — il est musulman, et les musulmans ont été ciblés par des discours haineux.
Ensuite, c’est la crise économique qui a frappé.
« En raison de la pénurie de carburant, il m’est arrivé d’attendre l’autobus pendant une heure, d’avoir à marcher 15 ou 16 km pour rentrer chez moi après le travail », relate le Dr Hamza.
Il sait néanmoins qu’il fait partie des privilégiés.
J’ai une vie confortable, mais qu’arrivera-t-il si je me marie, si j’ai des enfants ? Quel genre de vie est-ce que je pourrai leur offrir ? Je veux que mes enfants soient éduqués. Aller à l’étranger, pour le long terme, c’est la meilleure option pour moi.
Le Dr Burhan Hamza
Le médecin spécialisé en maladies respiratoires se voit bien pratiquer aux États-Unis, au Royaume-Uni ou encore au Canada — « pas le Québec, parce qu’il faut parler français », précise-t-il.
Rêves d’Australie
Pour un professionnel comme le Dr Hamza, une relocalisation à l’étranger est plus facile à imaginer que pour une jeune femme issue d’un milieu pauvre comme Dhayani, 19 ans, qui rêve de l’Australie et de ses kangourous.
« Je veux y aller avec mes trois sœurs et mon frère… vous savez, c’est très difficile ici », explique-t-elle timidement dans la ruelle qui mène à la masure familiale d’un bidonville près de Nuwara Eliya.
Ce reportage a été réalisé avec le soutien financier du Fonds québécois en journalisme international.
Pour mieux comprendre la crise au Sri Lanka
Lisez notre dossier « La malnutrition 100 % bio », publié le 19 novembre Lisez notre dossier « Un peuple en colère », publié le 20 novembre-
- 1865
- Nombre d’immigrants du Sri Lanka arrivés au Canada au cours des neuf premiers moins de l’année (du 1er janvier au 30 septembre). L’an dernier, il y en avait eu 2030.
Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada- 64,1 %
- Pourcentage des Srilankais qui croient que la situation économique de leur pays empirera (40,6 %) ou restera la même (23,5 %).
Sondage réalisé par le Centre de politiques alternatives du Sri Lanka (21 au 31 octobre)