Tenir tête à la répression
Le 2 novembre, aux aurores, la militante féministe Hirunika Premachandra et d’autres organisateurs d’une manifestation que l’on promettait « massive » ont reçu la visite de policiers. Venus en Jeep, en motocyclette, les agents avaient en main une missive enjoignant à ces militants de ne pas descendre dans les rues de Colombo.
La mise en garde a été ignorée par plusieurs centaines de personnes qui ont convergé devant le théâtre Elphinstone quelques heures plus tard.
Le cortège s’est mis en branle vers 15 h 30, sous les cris de slogans hostiles au nouveau président, Ranil Wickremesinghe. « Dégage, Ranil ! », « Libérez nos étudiants détenus ! », hurlait-on à pleins poumons. « Fin à la répression ! Abrogez la loi sur la prévention du terrorisme (“PTA”) ! », lisait-on sur la bannière qui ouvrait la marche.
C’est dans l’espoir de mater le mouvement de contestation que le gouvernement srilankais a eu recours au cours des derniers mois à la PTA, taxée de « draconienne » par Amnistie internationale, pour arrêter des protestataires et les envoyer au cachot. Deux leaders étudiants, Wasantha Mudalige et Galwewa Siridhamma Thero, ont été épinglés en août. Ils demeurent détenus.
Et c’est en grande partie contre cette loi que l’on était venu manifester le 2 novembre dernier, par une journée suffocante dans la capitale — mais aussi pour prouver que l’Aragalaya n’a pas dit son dernier mot.
L’Aragalaya
« La lutte », en langue cinghalaise. Le terme désigne le mouvement de contestation qui a débuté en mars au Sri Lanka et qui a connu son apogée en juillet, lorsque des milliers de personnes ont investi la résidence présidentielle et fait saucette dans sa piscine. Les militants avaient campé des semaines à Galle Face, une bande gazonnée face à l’océan Indien. Pendant le soulèvement, qui a fait une dizaine de victimes directes et indirectes, les domiciles de politiciens de partout au pays ont été incendiés.
Il suffit d’échanger avec les Srilankais pour mesurer l’ampleur de leur colère à l’endroit du gouvernement, et leur désillusionnement face à la classe politique.
Des voleurs. Des corrompus. Des incompétents.
Un changement s’impose, mais lequel ?
« Je crois que des élections générales hâtives devraient se tenir, estime Paikiasothy Saravanamuttu, du Centre de politiques alternatives. Le problème du gouvernement, c’est la légitimité. Le nouveau président est arrivé au pouvoir légalement [après la démission forcée de son prédécesseur], mais la question est de savoir s’il a la légitimité de réaliser ce qu’il prévoit réaliser. »
Calé sur sa chaise, dans un anglais qui a conservé la musicalité de ses années d’études à Londres, il dit ne pas se bercer d’illusions. « Je doute que le président le fasse. Il devrait former une coalition afin de l’emporter », lâche-t-il, signalant qu’aucune figure charismatique politique n’a jusqu’à présent émergé.
À preuve, le traitement auquel le chef du principal parti de l’opposition, Sajith Premadasa, a eu droit lors de la manifestation du 2 novembre.
Conspué parce qu’il n’a pas insisté pour que les policiers donnent un droit de passage, accusé de vouloir obtenir des gains politiques sur le dos de l’Aragalaya, il a dû retraiter jusqu’à son véhicule utilitaire sport.
Il s’est néanmoins arrêté sur le trottoir pour répondre aux questions des médias.
« Nous sommes venus épouser la cause de tous les Srilankais. Le pays a besoin d’un nouveau départ. En ce moment, la représentation démocratique est faussée. Tant la législature que la présidence ne sont pas représentatives des espoirs et des désirs du peuple », a-t-il fait valoir.
« Ça ne peut pas continuer comme ça ! »
Le politicien avait rebroussé chemin en voyant la muraille policière devant lui.
Des centaines d’agents casqués, armés et masqués, appuyés par des soldats, verrouillaient l’accès menant à la gare ferroviaire de Colombo, où devait prendre fin la marche.
La militante féministe Hirunika Premachandra, pour sa part, ne s’en est pas laissé imposer, se faufilant jusqu’à la gare.
« Ils ont essayé de nous faire peur ce matin, mais leur stratagème a été exposé au grand jour », s’était-elle fendue d’un sourire en début de manifestation. L’ex-députée de l’opposition est maintenant présidente de l’aile féminine du même parti, le Samagi Jaha Balawegaya (SJB).
« C’est pitoyable. La manifestation est pacifique ; ils n’ont aucun droit de nous faire ça. Qui leur a donné cet ordre ? Ce pays, il est à nous. Ça suffit, ça ne peut plus continuer comme ça. Assez ! », s’est quant à elle indignée Shama, se réfugiant derrière des lunettes de soleil, un chapeau calé sur la tête.
« Sinon, ils me retrouveront et viendront m’arrêter », a-t-elle lancé — de fait, des policiers filmaient la foule massée devant eux.
Négociations avec le FMI
L’issue à la crise économique qui secoue le pays, la pire depuis son accession à l’indépendance en 1948, n’est pas évidente.
Le gouvernement srilankais, qui s’est retrouvé en défaut de paiement en avril dernier, incapable de rembourser sa dette extérieure de 51 milliards US, poursuit ses négociations avec le Fonds monétaire international (FMI).
Des décisions déchirantes devront être prises dans les prochains mois.
Des vagues de privatisation sont à prévoir, notamment chez le transporteur d’État Sri Lankan Airlines, qui accumule les pertes financières.
Le gouvernement srilankais ne peut toutefois faire autrement, dit Nishantha Hewavithana, directeur de la recherche et de la stratégie à la Bourse de Colombo.
« Conclure une entente avec le FMI devrait faire en sorte que la cote de crédit du Sri Lanka soit revue à la hausse, ce qui nous permettra d’emprunter à nouveau. En ce moment, personne ne veut investir ici, c’est trop risqué », souligne-t-il.
Le 14 octobre dernier, lors d’une réunion du FMI, la ministre des Finances du Canada, Chrystia Freeland, a déclaré que le Sri Lanka avait « besoin de réformes structurelles pour renforcer les institutions, accroître la transparence et la responsabilité du secteur public et soutenir les cadres de lutte contre la corruption ».
À la une de certains quotidiens du pays, le 3 novembre, la manifestation était comparée à un pétard mouillé. « La marche se termine en queue de poisson en raison de luttes intestines », titrait The Morning. « La manifestation manque d’éclat », lisait-on sur la page frontispice du Ceylon Today — journal dont le propriétaire est nul autre que… le ministre de la Sécurité publique.
De quoi réjouir les ministres qui avaient multiplié les sorties pour décourager les gens de descendre dans la rue et l’association d’hôteliers qui réclamait la fin des manifestations pour éviter de gâcher la saison touristique qui se profile à l’horizon – et priver le pays d’entrées de devises étrangères dont il a cruellement besoin.
Ce reportage a été réalisé avec le soutien financier du Fonds québécois en journalisme international.
Les idées de grandeur des Rajapaksa
À leur apogée, les Rajapaksa en menaient large au Sri Lanka. Leur folie des grandeurs — et leur propension à contracter des prêts à taux quasi usuraires auprès de la Chine — a précipité la chute du pays, un éléphant blanc à la fois. Voici trois de ces projets d’envergure.
Port City
Jaloux des Dubaï, Singapour et Hong Kong de ce monde, les Rajapaksa ont voulu faire de la ville de Colombo une destination tourisme et affaires incontournable. La Chine a levé la main dès 2014 pour bâtir Port City dans le cadre de sa stratégie de la route de la soie. « Nouveau Dubaï ou enclave chinoise ? », se demandait la BBC en janvier dernier. En ce moment, la seule similitude avec Dubaï : des amoncellements de sable.
La tour du Lotus
Nouvelle dans la silhouette de Colombo, la tour aux allures kitsch de 350 mètres porte aussi l’empreinte chinoise. Même inachevée, elle est ouverte au public depuis le mois de septembre dernier. Au moment du passage de La Presse, fin octobre, le restaurant tournant ne servait aucune assiette, et les boutiques que l’on promettait aux premiers étages brillaient par leur absence. La structure attire les railleries de la population.
Port et aéroport de Hambantota
Les Rajapaksa ont fait bâtir dans leur fief du sud-est de l’île, avec des fonds chinois, un aéroport que Forbes a baptisé « l’aéroport international le plus vide du monde », et un port qui a été cédé à Pékin pour 99 ans, le Sri Lanka ne parvenant pas à rembourser le prêt. En août dernier, un navire de recherche chinois y a accosté, suscitant l’inquiétude de la communauté internationale, notamment de l’Inde voisine.
Les visages de la contestation
Ils ont la vingtaine et la trentaine, et ils se battent pour le changement au Sri Lanka, au risque de se retrouver derrière les barreaux. Quatre militants ont raconté leur histoire en marge de la manifestation du 2 novembre à Colombo.
Hirunika Premachandra, 35 ans
Ancienne députée de l’opposition
Présidente de l’aile féminine du parti Samagi Jaha Balawegaya (SJB)
La mère de trois enfants nous reçoit dans sa maison en banlieue de Colombo. Quelques heures plus tôt, six policiers étaient à sa porte. Il était 6 h du matin. « Je faisais le déjeuner pour mes enfants. […] C’était la première fois qu’on allait jusqu’à sonner chez moi. Je ne savais pas quoi faire ; ils auraient bien pu entrer et m’arrêter devant mes enfants », relate-t-elle. Personnalité très médiatisée au Sri Lanka, elle appartenait au même parti politique que le nouveau président, Ranil Wickremesinghe.
Son objectif est clair : le chasser du pouvoir. « On a réussi avec l’ancien, nous voici avec un nouveau dont on n’a jamais voulu », regrette-t-elle, dénonçant l’étroitesse des liens entre le dirigeant et ses prédécesseurs. « Il s’est engagé à changer le système, mais ce qu’il fait, c’est arrêter les citoyens, les harceler. Depuis le jour un, au lieu de protéger les gens, il protège les Rajapaksa », s’indigne-t-elle. La politique srilankaise a aussi besoin d’un coup de jeune, dit Mme Premachandra : « La majorité de nos parlementaires sont très vieux et ne sont pas aptes physiquement et intellectuellement. »
Lundi dernier, elle a été arrêtée pour avoir manifesté sans fournir d’itinéraire aux autorités. Les policiers lui ont aussi reproché d’avoir entravé leur travail en utilisant sa féminité. Elle a depuis été libérée sous caution.
Manoj Mudalige, 36 ans
Étudiant de 3e année en gestion
Membre de la Fédération étudiante interuniversitaire (IUSF)
Le père de famille se présente au lieu de rendez-vous très préparé. Une fois attablé dans la cour intérieure de l’ancien hôpital néerlandais, au cœur de Colombo, il sort un calepin de notes. Avant de parler des deux fois où il a été appréhendé, puis envoyé en prison, il se remémore les semaines passées à Galle Face, où il a participé à l’Aragalaya. « J’ai dormi deux semaines et demie sur une plateforme. Eux, ils ont fait une grève de la faim », dit-il en désignant les jumeaux Senadhi et Samadhi.
« J’étais incapable de mettre de la nourriture sur la table pour ma femme et mes deux enfants », exprime-t-il. Deux fois, les autorités policières sont venues le cueillir à son domicile, l’ayant identifié sur des photos et des vidéos captées lors de l’Aragalaya. Deux fois, en juillet et en août, il s’est retrouvé en prison. Le pire séjour aura été le deuxième. « Il y avait de 350 à 400 personnes dans la même cellule. Des meurtriers, des violeurs. De vrais criminels. Je pense que le gouvernement voulait nous donner une leçon », suppose Manoj, qui dit en conserver des séquelles psychologiques.
Melani Gunathilaka, 35 ans
Employée d’une PME
Militante environnementale
« J’espère que je ne me ferai pas arrêter une troisième fois », laisse tomber Melani dans un café en banlieue de Colombo. Ce n’est pas arrivé : plus tard, près du cordon policier, elle exprimera son agacement face à la tournure des évènements. Trop infiltrée par des politiciens, cette manifestation, à laquelle elle a tout de même participé. Elle est nostalgique du mouvement citoyen ayant mené au renversement de la dynastie Rajapaksa. « Le 9 juillet a été un tournant. C’était la démonstration de la souveraineté du peuple », dit-elle.
Les deux fois où elle a été arrêtée, en mai et en septembre, c’était l’œuvre d’agents en civil arrivés dans de rutilantes Jeep sans dire aux personnes concernées qu’elles étaient en état d’arrestation. Elle a passé deux nuits en prison, dont une dans « une cellule insalubre où il y avait des rats qui couraient un peu partout ». Des mois après le début de l’Aragalaya, croit-elle toujours au changement ? « Ça pourrait être un travail de longue haleine », répond-elle, inspirée de « voir des gens se lever partout dans le monde, des femmes qui se tiennent debout face à un dictateur en Iran, des étudiants qui manifestent en Inde ».
Pokunuwita Piyasoma, 25 ans
Étudiant en philosophie bouddhiste
Membre de la Fédération étudiante interuniversitaire (IUSF)
Le jeune homme fait partie d’un groupe de militants arrêtés en août dernier à Colombo. « On m’a interpellé parce que j’étais sur des images de la foule à la résidence du président, le 9 juillet », raconte-t-il en attendant que la marche se mette en branle. « Ceux qui sont allés dans la maison de Gota manquaient de tout : nourriture, électricité, carburant. Et nous avons pu réaliser que la classe politique, elle, continuait à bien s’en tirer et vivait dans le luxe », dit-il. « Quand les gens ont vu cela, leur niveau de colère a grimpé d’un cran », se souvient l’étudiant, disant avoir tenté de calmer le jeu pour éviter le vandalisme, mais en vain.
Lui-même jure n’avoir rien endommagé. Il est sous le coup d’accusations d’entrée par effraction et de vandalisme. « Ma cause est toujours devant les tribunaux », explique-t-il avant de se mêler à la foule de protestataires. On le verra plus tard aux premières loges, nez à nez avec les policiers.
Le Sri Lanka contemporain, en quatre temps
1948
Le Ceylan britannique obtient son indépendance. Il deviendra en 1972 la République démocratique socialiste du Sri Lanka.
1983
Début d’une guerre civile entre Cinghalais bouddhistes et Tamouls hindous qui fera des dizaines de milliers de morts jusqu’à sa fin, en 2009.
2019
Le dimanche de Pâques, une série d’explosions frappe trois églises et trois hôtels de luxe de Colombo, faisant 269 victimes et plusieurs centaines de blessés. La minorité musulmane srilankaise a été stigmatisée puisque les attentats ont été revendiqués par le groupe armé État islamique.
2022
Le président Gotabaya Rajapaksa et le premier ministre Mahinda Rajapaksa sont renversés par un soulèvement populaire.