Depuis quelques années, le nombre d’enquêtes basées sur des « sources ouvertes » – accessibles à tous sur le web – s’est multiplié. Des enquêteurs de différents organismes décortiquent les vidéos mises en ligne à la recherche d’indices : les métadonnées pour corroborer la source, l’intégralité et l’authenticité, les ombres sur l’image pour confirmer le moment de la journée, les types d’armes ou d’uniformes visibles pour identifier le camp en cause…
Ils analysent les images satellites – de plus en plus nombreuses elles aussi –, pour confirmer l’endroit exact où un crime a été commis et pour suivre l’évolution de la situation sur le terrain.
« Le volume et la vitesse auxquels les informations numériques sont générées et partagées rendent la tâche très difficile à gérer », note Lindsay Freeman, directrice de la technologie, du droit et des politiques au Human Rights Center de l’Université de Californie à Berkeley.
Il y a une quantité phénoménale de données. Trouver l’information véridique et pertinente sur le plan juridique dans une mer de désinformation ou d’informations inexactes est aussi un défi qui demande une vérification minutieuse.
Lindsay Freeman, chercheuse juridique principale au Human Rights Center de l’Université de Californie à Berkeley
Protocole
Mme Freeman a fait partie du comité de coordination qui a produit en 2020 le Protocole de Berkeley, avec le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, pour offrir des lignes directrices aux organismes. Il a été traduit en français en février dernier.
Ce document qui sert de base de référence en matière d’enquêtes sur les sources ouvertes est utilisé par des organismes comme Syrian Archive, Mnemonic, Bellingcat et le Center for Information Resilience (CIR), notamment.
« On utilise le Protocole, en combinaison avec les pratiques des unités de crimes de guerre et de la police, explique Hadi al-Khatib, qui a participé à un atelier ayant mené à l’élaboration du document. On a pris des éléments de tout ça pour créer notre propre méthodologie. On a soumis des informations en France, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Belgique. »
Syrie et Ukraine
Fort d’une expérience de plus d’une décennie, M. al-Khatib a documenté le conflit dans son pays d’origine en fondant The Syrian Archive. Il est aujourd’hui directeur général de Mnemonic, une ONG enquêtant sur des crimes de guerre et des violations des droits de la personne à partir de sources ouvertes, qui offre aussi des formations.
Les enquêtes de Syrian Archive, avec celles d’autres ONG, ont mené en novembre à un mandat d’arrêt international contre le président syrien Bachar al-Assad pour l’emploi d’armes chimiques. L’une des victimes est franco-syrienne, ce qui a permis à la justice française de lancer la procédure.
« La Syrie était déjà considérée comme une situation où il y avait beaucoup de matériel publié en ligne, note M. al-Khatib, joint en Allemagne. Mais en Ukraine, il y en a beaucoup plus. Et nous devons nous adapter. » Ce qui requiert des ressources importantes – pour analyser, stocker et sécuriser les images – pour des organismes financés par des dons.
D’un autre côté, la guerre en Ukraine a aussi mis en lumière ce type de travail. « Je pense que ça va nous aider dans d’autres conflits », ajoute M. al-Khatib.
Inégaux
Les conflits restent cependant inégaux devant la technologie. Au Soudan ou en Afghanistan, par exemple, tout comme dans les zones occupées en Ukraine, l’accès aux données est plus difficile.
« Il y a comme un rythme dans les batailles, illustre Ross Burley, cofondateur et directeur exécutif du CIR. Par exemple, en Afghanistan, à cause de la répression des talibans sur les services et fournisseurs internet, mais aussi des biens personnels comme les téléphones intelligents, et en raison du prix élevé des données, le flux d’information est passé d’un débit important au compte-gouttes. »
En Birmanie (aussi appelée Myanmar), les enquêteurs se sont heurtés au problème inverse : de jeunes militants avides de documenter le conflit se tournaient abondamment vers le web. En multipliant les risques. « Nous avons envoyé le message sur la manière dont ils peuvent filmer de façon sécuritaire [sans se révéler ou révéler leur position] et sur la manière de télécharger les images et les données de façon sûre », dit M. Burley.
Le Protocole de Berkeley aborde d’ailleurs les enjeux de déontologie et de sécurité. Parce que les témoins risquent gros en exposant les violations sur des plateformes accessibles à tous.
« Même si les images ou les vidéos sont déjà en ligne, il faut s’assurer que les gens sur place soient protégés », explique M. al-Khatib. L’utilisation d’une preuve de crime de guerre est évaluée au cas par cas. « Ce sont des décisions vraiment difficiles », souligne-t-il.
Intelligence artificielle : espoirs et inquiétudes
Valider et contre-vérifier chaque élément trouvé sur le web demande du temps. Or, la propagande et la désinformation se diffusent, elles, à la vitesse de l’éclair. La création d’images réalistes grâce à l’intelligence artificielle inquiète les experts. « Ce sera encore plus difficile, mais c’est là que c’est important de pouvoir contextualiser ce qu’on voit, de corroborer avec des sources », dit Hadi al-Khatib. D’un autre côté, l’intelligence artificielle pourrait aider les enquêteurs à économiser du temps en faisant un premier tri. « On pourrait entraîner l’IA à reconnaître un type d’insigne sur un uniforme, par exemple », avance Ross Burley. Ce qui inquiète le Britannique par rapport aux images manipulées, ce n’est pas le risque de berner des experts, mais celui de tromper monsieur et madame Tout-le-Monde, qui ne s’attardent pas au contenu bien longtemps. « C’est le problème de l’IA : son ampleur et sa vitesse, note-t-il. C’est ce qui m’inquiète. »
Précision :
Une version précédente présentait Lindsay Freeman comme chercheuse juridique au Human Rights Center de l’Université de Californie à Berkeley. Son titre est directrice de la technologie, du droit et des politiques au Human Rights Center de l’Université de Californie à Berkeley. Nos excuses.