(New York) Ils ont tous les deux vécu l’enfer de Rikers Island, l’un de l’intérieur, l’autre de l’extérieur.

Ils partagent tous les deux le même souhait : assister en 2027 à la fermeture de l’énorme complexe carcéral qui s’étale sur cette île située sur l’East River, près de l’aéroport LaGuardia, comme le prévoit une loi adoptée en 2019.

Ils sont tous les deux hantés par la même peur : voir le maire de New York, Eric Adams, renoncer à la démolition de cette véritable colonie pénitentiaire où passent parfois des personnages riches et célèbres, tels Dominique Strauss-Khan et Harvey Weinstein, et où croupissent trop souvent des prévenus pauvres et anonymes dans des conditions d’insalubrité et de violence qui font de Rikers Island une honte nationale.

« Si tu es incarcéré à Rikers Island, ou bien tu es un prédateur, ou bien tu es une proie », confie Darren Mack, qui a passé 19 mois dans l’une des 10 prisons de l’île après avoir été inculpé, à 17 ans, de complicité de vol.

Je ne peux pas décrire le niveau de brutalité qu’une personne doit déployer pour rester en sécurité. Il existe à Rikers Island une culture de la violence qui ne ressemble à rien d’autre dans la ville. Et le niveau de corruption est également à nul autre pareil. Je pense que c’est dû à l’isolement de l’île. Loin des yeux, loin des esprits.

Darren Mack

PHOTO RICHARD HÉTU, COLLABORATION SPÉCIALE

Darren Mack

Né dans le quartier Bushwick de Brooklyn, Darren Mack a été transféré dans un pénitencier du nord de l’État de New York après avoir été condamné à purger une peine d’emprisonnement de 20 à 40 ans. Libéré en 2014 après 20 années derrière les barreaux (et avec un diplôme universitaire obtenu grâce à la Bard Prison Initiative), il s’est aussitôt engagé dans le combat pour fermer Rikers Island.

Les « nuits blanches » d’une sœur

Mais il n’est pas obligatoire d’y être enfermé pour éprouver les affres de Rikers Island.

« J’ai vécu à l’extérieur en pensant à mon frère qui se trouvait à l’intérieur chaque minute, chaque seconde, littéralement », raconte Mauricia Harry, dont le cadet a été détenu à Rikers Island d’août 2021 à mars 2023.

J’ai passé plusieurs nuits blanches en me faisant du souci pour sa sécurité. Tout le monde connaît la réputation de Rikers Island. La réalité est encore pire.

Mauricia Harry

PHOTO FOURNIE PAR MAURICIA HARRY

Mauricia Harry

Le frère de Mauricia Harry a été incarcéré à Rikers Island après avoir été inculpé, à 21 ans, parmi 13 autres membres présumés d’un gang de rue criminel de Brooklyn. Selon sa sœur, des agents pénitentiaires ont eu tôt fait de le placer avec des membres d’un gang rival.

« C’est leur façon d’exercer le contrôle », soutient Mauricia Harry.

Un jour, raconte-t-elle, son frère a été envoyé en isolement après une bagarre au cours de laquelle il n’avait fait que se défendre. Or, la porte de sa cellule d’isolement est restée ouverte et six détenus armés ont pu y entrer, selon la sœur.

« Ils l’ont attaqué pendant 15 minutes », dit Mauricia Harry, qui cherche encore à déterminer, avec l’aide d’avocats, comment un tel scénario a pu se produire. « Les membres du personnel médical ont à peine soigné ses blessures », ajoute-t-elle.

Aussi bien dire qu’ils ont ignoré les problèmes de santé mentale de son frère, qui a reçu étant plus jeune un diagnostic de TDAH et de trouble oppositionnel avec provocation.

« Mes parents, qui ont immigré de Saint-Vincent pour avoir une vie meilleure à New York, ne juraient que par la discipline pour régler les problèmes de mon frère. Mais il était évident depuis ses 2 ans qu’il était différent », dit Mauricia Harry.

Le cas de Kalief Browder

Les parents de Darren Mack, eux, ont fui à New York la ségrégation raciale qui sévissait en Caroline du Sud dans les années 1950. Le père a gagné sa vie comme travailleur syndiqué de la construction. La mère a fait mille et un métiers, y compris vendeuse et préposée dans une cafétéria.

« Mes parents m’ont bien élevé », dit celui qui est devenu codirecteur de l’organisation Freedom Agenda après avoir décroché une maîtrise en sciences sociales. « Je leur dis tout le temps. Mais ils ne pouvaient pas être avec nous dans les rues de Bushwick. »

Darren Mack évoque ainsi le fait que lui et ses quatre frères ont tous vécu une expérience carcérale. L’un d’eux, précise-t-il, est mort en prison après avoir été condamné pour un crime auquel il n’avait pas participé.

Il ne nie pas sa propre culpabilité dans le vol qui lui a coûté 20 ans de liberté. Mais les questions des journalistes sur les raisons de son incarcération à Rikers Island le font tiquer.

Je ne pense pas que cela soit important. En général, il s’agit d’une question visant à déterminer si je suis digne d’empathie. Ce qui compte, c’est que Rikers Island est une crise des droits de la personne.

Darren Mack

Le cas de Kalief Browder a fortement contribué à son engagement dans la campagne pour fermer Rikers Island. Kalief Browder est ce fils du Bronx qui a été incarcéré de 2010 à 2013 dans une des pires prisons de Rikers Island après avoir été accusé du vol d’un sac à dos contenant des objets de valeur, alors qu’il avait 17 ans (il a toujours plaidé son innocence).

Envoyé à l’isolement pendant 800 jours, il a tenté de se suicider à trois reprises. Deux ans après sa libération et l’abandon des accusations contre lui, il est mort par pendaison.

7 minutes et 51 secondes

« Quand il a mis fin à ses jours, j’ai senti que quelque chose devait changer, dit Darren Mack. Rikers Island ne peut pas être réparé. Il ne peut pas être reformé. Il faut le fermer, c’est la seule solution. »

Le prédécesseur d’Eric Adams, Bill de Blasio, en est venu à la même conclusion. En 2017, il a présenté un plan destiné à fermer le complexe carcéral et à le remplacer par quatre nouvelles prisons « plus petites, plus sûres et plus justes » dans quatre des cinq arrondissements de New York. Le plan s’accompagne d’une promesse d’investir dans des programmes pour combattre les problèmes de l’itinérance, de santé mentale et de toxicomanie. Problèmes qui ont contribué à l’incarcération de nombre des quelque 6000 détenus qui se trouvent aujourd’hui à Rikers Island.

À trois ans de la fermeture prévue du complexe, seule la nouvelle prison de Brooklyn est en voie de construction. Et le maire Adams invoque des restrictions budgétaires pour remettre en question l’échéancier du projet proposé par Bill de Blasio et approuvé par le conseil municipal.

Pendant ce temps, la Ville de New York continue à payer pour les horreurs de Rikers Island. Le 6 avril dernier, elle a accepté de verser 28 millions de dollars à Madeline Feliciano, dont le petit-fils, Nicholas Feliciano, a subi des dommages cérébraux après avoir tenté de se suicider par pendaison pendant sa garde à vue, en novembre 2019. Selon une vidéo de surveillance, six agents pénitentiaires ont observé la tentative de suicide pendant 7 minutes et 51 secondes avant d’intervenir. Nicholas Feliciano, qui souffrait de dépression clinique, avait 18 ans.

« La plupart des agents pénitentiaires ont leurs propres traumatismes », dit Mauricia Harry. « Ce sont essentiellement des traumatisés qui surveillent des traumatisés. Ils ont besoin d’une évaluation de leur santé mentale. Tout le monde doit être réévalué. Et s’ils ont des problèmes, ils doivent prendre un congé, suivre une thérapie ou être licenciés. »