La Grande-Bretagne et les États-Unis ont commis des « crimes contre l’humanité » en forçant le départ de la population de l’archipel des Chagos dans les années 1960 et 1970 pour permettre l’aménagement d’une base militaire, accuse Human Rights Watch (HRW) dans un nouveau rapport.

L’organisation presse les deux pays de reconnaître la gravité de leurs actions et d’offrir « une compensation complète » aux Chagossiens « où qu’ils se trouvent dans le monde » pour les préjudices subis.

Le gouvernement britannique a déjà exprimé des « regrets », mais n’a jamais formellement présenté ses excuses aux personnes expulsées de ce groupe d’îles situé dans l’océan Indien. Il continue par ailleurs d’empêcher leur retour, souligne Clive Baldwin, l’auteur principal du rapport.

Les États-Unis, qui avaient demandé qu’un atoll de l’archipel, Diego Garcia, soit libre de toute présence humaine avant de construire la base militaire, se sont toujours dégagés de toute responsabilité à ce sujet.

Mercredi, un porte-parole du département d’État américain cité par l’Agence France-Presse a déclaré en réaction au rapport de HRW que la manière dont la population avait été expulsée était « regrettable », mais ne s’est pas prononcé sur la question des dédommagements.

Un peuple déplacé et abandonné

« Ils se cachent derrière la Grande-Bretagne », déplore M. Baldwin, qui a passé en revue tous les documents disponibles, avec près de 60 ans de recul, pour en arriver à la conclusion que les exactions commises constituaient bel et bien des crimes contre l’humanité.

Bien qu’ils aient formé un « peuple à part entière », les Chagossiens ont été traités par Londres et Washington comme des personnes « sans droit » pouvant « être déplacées définitivement de leur terre sans consultation ni compensation », fustige HRW.

Le peu de considération accordée à la population locale était manifeste dans les expressions utilisées par de hauts fonctionnaires britanniques planifiant l’expulsion, qui parlaient de personnes d’« origine obscure » dans des communications privées.

De 1965 à 1973, plus de 1500 personnes ont progressivement été expulsées de l’archipel avant d’être « abandonnées à l’île Maurice ou aux Seychelles », où beaucoup ont dû vivre pendant des décennies dans une pauvreté extrême.

Le rapport de HRW relate que les expulsions ont été organisées par les autorités de concert avec les plantations de noix de coco qui utilisaient la population locale comme main-d’œuvre.

Des familles flouées

Des familles qui croyaient quitter provisoirement l’archipel pour des vacances ou une visite médicale ont appris, à l’étranger, qu’elles ne pouvaient rentrer.

Un des témoins interrogés par l’organisation de défense des droits de la personne, Louis Humbert, relate qu’il s’était rendu à l’île Maurice avec sa mère et des frères en 1967 pour passer des vacances, mais n’a jamais pu revenir chez lui sous prétexte que l’archipel allait bientôt « être fermé ». La famille a été scindée puisque des frères et sœurs étaient restés derrière.

Des mesures ont été prises pour limiter l’approvisionnement de l’archipel en nourriture et en marchandises et freiner l’arrivée de professionnels en éducation et en santé, de manière à compliquer la vie sur place.

En 1971, un ordre formel a été donné par l’administration britannique aux habitants toujours sur place à Diego Garcia de partir alors que les États-Unis s’apprêtaient à lancer la construction de la base. Il a ensuite été élargi à tous les occupants de l’archipel, qui se sont fait promettre maison et travail à l’île Maurice ou aux Seychelles, des assurances restées sans suite.

Les dernières évacuations en bateau se sont déroulées dans des conditions particulièrement difficiles, les habitants étant traités « comme des animaux », selon un témoignage recueilli par HRW.

La Grande-Bretagne, souligne le rapport, a opté très tôt pour une évacuation complète de l’archipel pour pouvoir se soustraire à toute obligation de reddition de comptes face aux Nations unies à titre de gestionnaire d’une colonie habitée.

Guerre au terrorisme

En 2000, les dirigeants britanniques ont annoncé qu’ils permettraient le retour dans l’archipel des Chargossiens expulsés après qu’un tribunal eut invalidé l’ordonnance ayant mené à leur départ.

Bien qu’il ait déclaré que les actes commis étaient « indéfendables », le gouvernement est revenu sur son engagement quelques années plus tard alors que les États-Unis intensifiaient leur utilisation de la base de Diego Garcia dans le cadre de la « guerre au terrorisme » déclarée par l’administration du président de l’époque, George W. Bush.

Londres continue de maintenir cette interdiction en évoquant « de vagues arguments sécuritaires et financiers », souligne M. Baldwin. Il insiste sur le fait que la majorité des Chagossiens interrogés veulent retourner vivre dans l’archipel, y compris sur Diego Garcia.

Le coût de leur réinstallation serait d’environ 800 millions de dollars, selon une étude de la firme KPMG, note le représentant de HRW, qui ne se prononce pas sur l’opportunité de maintenir la base.

L’accord entre la Grande-Bretagne et les États-Unis a été prolongé il y a quelques années de manière à permettre la poursuite de ses opérations au moins jusqu’en 2036.

Les crimes contre l’humanité recensés par HRW, qui évoque notamment « la déportation ou le transfert forcé de population » et « l’interdiction de retour », peuvent en théorie faire l’objet d’une enquête par la Cour pénale internationale si les autorités nationales refusent d’engager des procédures « crédibles » pour identifier et faire condamner les personnes responsables.

M. Baldwin estime cependant qu’il faudra voir quelles suites Londres et Washington donneront aux accusations formulées par son organisation à ce sujet avant de demander une telle intervention.