La BBC, qui avait suscité l’ire du gouvernement indien en diffusant il y a un mois un documentaire critique du premier ministre Narendra Modi, a subi mardi des perquisitions du fisc dans ses bureaux de New Delhi et de Bombay.

L’intervention, officiellement justifiée par des soupçons d’évasion fiscale, a été rapidement dénoncée par plusieurs organisations de défense de la liberté de la presse comme une tentative d’intimidation visant à faire taire la chaîne publique britannique.

Des médias locaux ont rapporté que les perquisitions se poursuivaient en soirée et que des employés avaient été contraints de remettre téléphones et ordinateurs aux représentants gouvernementaux.

PHOTO ANUSHREE FADNAVIS, REUTERS

Personnes se tenant devant les bureaux de la BBC pendant les perquisitions du fisc, mardi, à New Delhi

La BBC s’est bornée à dire que son personnel collaborait activement avec les autorités et espérait en arriver « dès que possible à une résolution de la situation ».

Gaurav Bathia, un porte-parole du Bharatiya Janata Party (BJP), le parti du premier ministre, a souligné mardi que la BBC n’avait rien à craindre « si elle a respecté la loi » et devait laisser les responsables du fisc mener leur travail à terme.

Reflétant l’exaspération du gouvernement, il est revenu à la charge contre la production journalistique de la chaîne, soulignant qu’elle était « venimeuse » et « superficielle ».

« Affront grossier à la liberté d’expression »

Prenant le contrepied du BJP, la section indienne d’Amnistie internationale a dénoncé les perquisitions comme un « affront grossier à la liberté d’expression » ayant pour objectif de harceler la BBC.

Les pouvoirs disproportionnés du fisc sont régulièrement utilisés comme une arme pour étouffer la dissidence.

Aakar Patel, un représentant d’Amnistie internationale, sur Twitter

La Guilde des éditeurs indiens s’est dite « profondément préoccupée » par la situation, y voyant une nouvelle illustration de la propension du BJP à utiliser « les agences gouvernementales » pour cibler les médias critiques de ses politiques et de ses dirigeants.

L’organisation a relevé qu’au moins quatre médias indiens avaient subi des contrôles similaires au cours des deux dernières années, généralement peu de temps après avoir diffusé des informations critiques du régime.

Un documentaire visant le premier ministre

La BBC avait suscité une vive réaction de New Delhi il y a un mois en diffusant un documentaire en deux épisodes qui se penchait notamment sur le rôle de Narendra Modi dans des violences intercommunautaires survenues en 2002 dans l’État du Gujarat alors qu’il était gouverneur.

PHOTO MANISH SWARUP, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Des étudiants manifestant en faveur de la projection du documentaire de la BBC sur le premier ministre Narendra Modi résistent à des agents de sécurité voulant les expulser du campus de l’Université de Delhi, le 27 janvier dernier.

Le documentaire évoquait notamment les conclusions d’un rapport inédit du gouvernement britannique soulignant que M. Modi avait une responsabilité « directe » dans le climat d’impunité ayant permis des émeutes qui ont fait un millier de morts, la plupart musulmans.

Les émeutiers réagissaient à l’attaque de militants musulmans contre un train chargé de pèlerins hindous qui a pris feu, faisant des dizaines de victimes.

PHOTO ADNAN ABIDI, ARCHIVES REUTERS

Narendra Modi, premier ministre de l’Inde

Le gouvernement indien a évoqué les mesures d’urgence pour bloquer la circulation sur les réseaux sociaux d’extraits du documentaire, une interdiction actuellement contestée devant les tribunaux.

Un autre porte-parole, Arindam Bagchi, avait alors fait valoir que la production de la BBC reflétait une vision « colonialiste » de l’Inde et cherchait à embarrasser le premier ministre alors que la Cour suprême du pays l’a déjà blanchi de toute responsabilité criminelle dans les tueries.

Un précédent contre la presse étrangère

Meenakshi Ganguly, une analyste de Human Rights Watch (HRW) établie en Inde, a indiqué mardi par courriel que le premier ministre indien cherche à se projeter à l’étranger comme un « dirigeant démocratique convaincu de l’importance des droits de la personne », une image peu compatible avec le contenu du documentaire.

En plus de remettre de nouveau en question le rôle de M. Modi dans les émeutes de 2002, la BBC explore les politiques mises en place depuis 2019 sous sa gouverne pour marginaliser les minorités du pays et favoriser l’ordre du jour nationaliste hindou de son parti.

Il est de plus en plus fréquent, note Mme Ganguly, que les médias locaux et leurs journalistes soient ciblés par des accusations criminelles ou des contrôles fiscaux. La pratique, dit-elle, a fait fondre le nombre de médias critiques et favorise la montée de pratiques d’autocensure alarmantes pour la vie démocratique du pays.

Les médias internationaux sont mieux protégés, mais peuvent tout de même subir des pressions lorsque vient le moment de renouveler les visas des journalistes, souligne la représentante de HRW, qui voit les perquisitions contre la BBC comme un précédent préoccupant contre la presse étrangère.

Salil Tripathi, un écrivain rattaché à PEN America, note qu’aucun membre du gouvernement indien ne voudra lier formellement l’intervention du fisc contre la BBC au documentaire même si l’idée d’une coïncidence paraît pour le moins « remarquable ».

En lançant des attaques juridiques contre des journalistes ou des organisations critiques à son égard, le gouvernement sème le doute sur leur intégrité, souligne-t-il.

« Le but ultime est de faire plaisir à leurs partisans en colère contre la BBC en donnant l’impression que le gouvernement fait quelque chose, quitte à paraître vindicatif et même endommager les relations bilatérales avec la Grande-Bretagne », conclut M. Tripathi.