Toute première brasserie artisanale au Québec, Le Cheval blanc fabrique sa propre bière depuis 35 ans. Bousculée par la pandémie comme bien des bistros-brasseries, l’institution montréalaise rayonne néanmoins d’une énergie renouvelée, plus que jamais pertinente dans un univers brassicole à mille lieues de ce qu’il était en 1987.

« La pandémie a été vraiment difficile, on a été forcés d’arrêter au mois de décembre, avant même que le gouvernement nous dise de fermer, parce que tout le monde ici a attrapé la COVID », nous avoue Jérôme Denys, propriétaire du Cheval blanc depuis qu’il a hérité de la taverne familiale en 1983. « On a rouvert en février, mais chaque fois que tu fermes, les clients perdent l’habitude de venir. Honnêtement, il a fallu que j’aille piger dans mes REER… »

À 67 ans, le tenancier reconnaît aussi avoir été contacté à quelques reprises par des microbrasseries qui souhaitaient faire vivre l’enseigne de la brasserie de la rue Ontario. Mais Jérôme Denys ne veut pas simplement assurer la survie du Ch’fal ; il veut choisir comment et à qui il entend passer la bride. « C’est pour ça que je suis encore en affaires », nous dit-il, attablé à une table du bistro-brasserie aux indémodables murs de stratifié vert marbré. « Il y a cinq ans, j’ai pris la décision de doubler la superficie de la chambre froide pour pouvoir faire des lagers, et tout récemment, on a récupéré de l’espace parce qu’on a décidé de recommencer à embouteiller. J’ai toujours eu des petits projets de même, pour rester à l’avant-garde. » C’est d’ailleurs Jérôme qui livre lui-même la bière dans la dizaine de dépanneurs spécialisés montréalais qui vendent les bouteilles du Cheval blanc — d’autres détaillants viennent aussi s’approvisionner directement à la brasserie de la rue Ontario.

C’est à ce moment que le brasseur François Croué vient s’attabler à son tour, jeune Français arrivé au Québec il y a trois ans — il brassait chez Isle de Garde, mais il a échangé sa place l’an dernier avec Isaël Dagenais, qui aura finalement passé neuf ans au Cheval blanc. Si Dagenais était davantage un amateur de bières généreusement houblonnées à l’américaine — ses Double Bonheur et Double Malheur ont bien assis sa réputation —, Croué arrive avec un bagage européen, ce qui n’est pas sans déplaire à son patron. « On est avant tout un bar de quartier, on a par exemple pas mal de travailleurs sociaux qui viennent après le boulot, les jeudis et vendredis, témoigne Jérôme Denys. Ces gens-là passent des semaines assez intenses dans le Centre-Sud, et quand ils arrivent ici, ça leur prend une pinte de bonheur. Et je te jure qu’elle descend vite ! »

Pour moi, c’est donc fondamental, il faut que nos bières aient une excellente buvabilité ; si je prends un verre, que je dis wow, mais que je n’en prends pas un deuxième, c’est mauvais signe.

Jérôme Denys, propriétaire du Cheval blanc

C’est pourquoi le Cheval blanc a toujours affiché une ardoise où les trois premiers choix se lisent comme suit : Blonde, Ambrée, Stout. On ne s’adresse donc pas aux beer geeks, ces derniers trouvent beaucoup d’autres endroits à Montréal pour assouvir leur insatiable besoin de nouveautés. Mais il faut savoir que ce qui se cache derrière ces noms génériques mérite amplement le détour. « La blonde actuellement au menu est une Lagerbier, elle est faite avec une levure qui vient de Franconie, dans la zone de la Bavière, en Allemagne, nous explique François Croué. C’est une bière qui a un comptage cellulaire bien précis, elle est brassée à des températures très basses, elle est hyper travaillée. »

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Le Cheval blanc s’est remis à embouteiller ses bières pendant la pandémie, elles sont offertes dans une dizaine de dépanneurs spécialisés à Montréal. Certains détaillants d’ailleurs au Québec viennent toutefois s’approvisionner directement à la brasserie artisanale de la rue Ontario.

Elle partage d’ailleurs la même levure que celle utilisée dans la Bière de garde, première collaboration que François Croué a réalisée pour souligner les 35 ans du Cheval blanc. « C’est une bière qui s’inspire vraiment du style français tel que brassé chez Jenlain, explique le jeune brasseur de 29 ans. Pour cette première collabo, je me suis dit que ce serait une bonne idée de la faire avec Jérôme, Marc Leduc et Pierre Rajotte, tout premiers brasseurs et créateurs des bières du Cheval blanc. » En plus de collaborations toutes récentes avec La Barberie et Sutton Brouerie, François Croué entend aussi travailler prochainement avec les gens de chez Dunham — un retour aux sources pour le maître-brasseur Éloi Deit, qui a travaillé 14 ans au Cheval blanc, de 1998 à 2012. D’autres collaborations seront annoncées tout au long de l’année, à quoi s’ajoutent des expositions d’artistes et des spectacles, tout ça culminant avec une grande fête en septembre où sera dévoilé un recueil de 85 pages édité par Baron Mag et rédigé par l’auteur Maxime Catellier.

Une belle façon de faire vivre l’héritage du Cheval blanc, qui a le premier éveillé les sens de bon nombre d’amateurs de bière au Québec — y compris l’auteur de ces lignes ! Mais aussi une façon de montrer sa pertinence renouvelée dans un univers brassicole québécois en ébullition. « Je suis content, affirme Jérôme Denys, avec un sourire timide. Je pense transférer mes affaires à ma nouvelle gérante Annie, un processus qui va se faire sur quelques années. Mais oui, je suis en train de me retirer tranquillement. » La fête de septembre prochain ne servira donc pas simplement à souligner les 35 ans du Ch’fal, ce sera aussi l’occasion de célébrer un pionnier et un géant de la microbrasserie au Québec.