Pour la toute première fois, du pétrole issu des sables bitumineux sera transporté massivement jusqu'au Québec. L'entreprise Enbridge compte modifier ses installations au cours des prochains mois pour que les Québécois puissent carburer au pétrole albertain, réputé pour son caractère extrêmement polluant. 

Selon les informations obtenues par La Presse, Enbridge soumettra en novembre à l'Office national de l'énergie un projet visant à renverser, en 2010, le flot d'un pipeline qui relie Sarnia, en Ontario, et Montréal.Déjà, la réaction des écologistes est vive. Ils invitent les Québécois et leur gouvernement à s'opposer à la modification de cette canalisation, censée transporter chaque jour l'équivalent de 80 000 barils de pétrole bitumineux jusqu'aux raffineries de l'est de Montréal.

«Les Québécois doivent dire non haut et fort à ce pétrole, certainement le plus sale de la planète, s'insurge Matt Price, de l'organisme canadien Environmental Defence. À eux seuls, les sables bitumineux vont annuler tous les efforts de la province en matière climatique.»

Il s'agirait d'une première pour le Québec, selon plusieurs personnes consultées, dont Gina Jordan, d'Enbridge. «Tout au plus, de petites quantités de pétrole issues des sables bitumineux ont pu se faufiler dans le passé jusqu'au Québec», a confirmé Travis Davies, de l'Association canadienne des producteurs pétroliers.

Le Québec importe actuellement l'essentiel de son pétrole d'Algérie et de la mer du Nord, un pétrole dont la production est trois fois moins polluante que celui extrait des sables bitumineux d'Alberta.

Ces gisements goudronneux recèlent en effet une quantité considérable de pétrole - les plus importantes réserves au monde après celles d'Arabie Saoudite - , mais celui-ci n'est accessible qu'au prix d'énormes investissements et impacts environnementaux (destruction de la forêt boréale, grande consommation d'eau et de gaz naturel, rejets d'émissions polluantes, etc.)

«Le gouvernement du Québec devrait intervenir pour exclure les sources de pétrole fortement polluantes ou qui détruisent des écosystèmes boréaux, estime Karel Mayrand, directeur pour le Québec de la Fondation David Suzuki. La Californie et le gouvernement américain ont déjà exclu les sables bitumineux. Le Québec pourrait en faire autant.»

Appelé Trailbreaker, le projet d'Enbridge est composé de trois éléments, dont le principal consiste à renverser le courant de la canalisation 9 entre l'Ontario et le Québec. Au coût de 100 millions de dollars, cette modification permettrait de transporter du pétrole brut de Fort McMurray jusqu'à Sarnia, puis Montréal. Une certaine quantité poursuivrait ensuite son chemin au sud de la frontière.

«Nous estimons qu'il existe un besoin pour notre produit dans l'est de l'Amérique du Nord, en Ontario, au Québec, dans les Maritimes et dans le nord-est des États-Unis», a expliqué Curt Boechler, porte-parole d'Enbridge.

Les experts consultés estiment que l'entreprise albertaine n'aura aucune difficulté à faire autoriser son projet, car il s'agit en quelque sorte d'un retour à la case départ. L'Office national de l'énergie avait en effet approuvé en 1999 le renversement du pipeline 9 qui, déjà à ce moment-là, coulait de Sarnia vers Montréal.

Avant d'officialiser sa demande dans deux mois, Enbridge tiendra sept journées portes ouvertes destinées aux communautés traversées par le pipeline 9. L'une d'entre elles aura lieu au Québec, plus spécifiquement à Lachenaie, le 24 septembre prochain.

 

Diversification

 

Ayant une capacité de transporter l'équivalent de 240 000 barils de pétrole brut par jour, la conduite 9 servira, une fois renversée, à répondre à la demande américaine ainsi qu'à la demande des raffineries montréalaises de Shell, d'Esso et de Petro-Canada.

Est-ce une nécessité? Les pétrolières répondent oui, le Bloc québécois et les écologistes non.

«C'est toujours un avantage pour une raffinerie de diversifier ses sources de pétrole brut, a indiqué Annie Bissonnette, de Shell Canada. Cela nous permet d'être moins dépendants.»

«La stratégie énergétique du Québec doit d'abord être fondée sur une réduction de notre dépendance au pétrole et non pas viser un accroissement de l'approvisionnement», rétorque plutôt le critique en matière d'environnement au Bloc, Bernard Bigras.

Le cabinet de la ministre de l'Environnement, Line Beauchamp, a quant à lui refusé de commenter, en raison du caractère non officiel du projet.

Selon nos sources, l'équivalent de 80 000 barils de pétrole devrait s'arrêter chaque jour à Montréal pour être raffiné, ce qui n'a pu être confirmé. Le reste franchirait la frontière américaine, s'arrêterait dans le Maine pour ensuite continuer son chemin vers le Texas, destination finale.

Le projet Trailbreaker, évalué au total à 346 millions, est en quelque sorte une étape de transition en attendant le lancement d'un projet beaucoup plus ambitieux, appelé Texas Access. Évalué à quelque 2,6 milliards, ce projet vise à transporter du pétrole issu des gisements bitumineux jusqu'au Texas, à compter de 2014.