En 30 ans de journalisme, Hasan Jaber a accumulé des centaines de carnets de notes. La guerre qui ravage la bande de Gaza depuis six mois l’oblige à les brûler progressivement pour pouvoir cuisiner et nourrir sa famille.

Quand il feuillette ses calepins, il revit les moments marquants des trois dernières décennies. « Parfois, je lis et je pleure », confie Hasan Jaber dans une conversation téléphonique à partir de la bande de Gaza.

Puis il met le feu à un carnet et, sur ces flammes, il fait cuire du pain. « Parce que manger est plus important que de conserver mes archives », note-t-il avec pragmatisme. Avant d’ajouter : « Je suis en train de brûler ma mémoire. »

J’ai eu le privilège de travailler avec Hasan Jaber plusieurs fois lors de mes reportages dans la bande de Gaza. Il agissait alors à titre de fixeur – celui qui oriente les journalistes sur le terrain, les aide à organiser les reportages et à décoder la réalité locale dans toute sa complexité. Il était efficace, nuancé, professionnel jusqu’au bout des ongles.

L’autre jour, sur les réseaux sociaux, je suis tombée sur une campagne de sociofinancement lancée par une collègue pour aider Hasan à quitter la bande de Gaza.

PHOTO FOURNIE PAR HASAN JABER

Le journaliste Hasan Jaber est réputé à Gaza.

« Il n’y a pas de mots, dans aucune langue, dans aucun dictionnaire, pour décrire ce qui se passe ici », m’a-t-il dit quand je l’ai joint pour prendre de ses nouvelles.

Lui-même s’estime chanceux. Sa maison, qu’il a fait construire à Bureij, au centre de la bande de Gaza, juste avant le début de la guerre, a résisté à l’offensive que l’armée israélienne a menée dans ce secteur en octobre.

Il se dit aussi chanceux parce qu’au début de la guerre, sa famille – qui en plus de sa femme, compte trois enfants dans la vingtaine – avait des réserves de carburant pour cuisiner. Depuis que ces réserves sont épuisées, il se rabat sur ses livres et ses calepins.

Comme la majorité des 2 millions d’habitants de la bande de Gaza, Hasan a dû se déplacer plusieurs fois en six mois. Il a entre autres passé 50 jours à Rafah où, contrairement aux autres déplacés entassés dans ce qu’il décrit comme des bidonvilles insalubres, il a réussi à loger sa famille dans une chambre louée.

Ce qui se passe à Rafah dépasse l’imagination, dit-il. « Un million de personnes s’entassent dans une petite ville, il y a parmi eux des médecins, des professeurs d’université, des centaines de femmes enceintes. »

Depuis un mois, Hasan et sa famille sont rentrés chez eux, où ils entendent des explosions, des tirs et le vrombissement des drones israéliens dans le ciel. « Nous vivons dans la peur constante de mourir », confie Hasan.

Une toux sèche qui lui arrache les bronches le force à s’interrompre toutes les trois ou quatre phrases. Non, il n’est pas malade. C’est la poussière soulevée par les missiles israéliens qui rend l’air irrespirable, explique-t-il.

PHOTO YOUSEF MASOUD, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Palestinienne faisant cuire du pain sans levain sur un feu de camp, à Khan Younès, en novembre dernier

Entre les quintes de toux, Hasan confie que dans son coin de l’enclave palestinienne, on trouve encore à manger, mais à des prix prohibitifs. En six mois, il a réussi à mettre la main une seule fois sur un poulet. Quant aux fruits, il ne faut pas y penser. « Je n’ai pas vu une pomme depuis des mois. »

Au début de la guerre, ses enfants passaient des heures à faire la queue pour acheter du pain, en vain. Puis, ils ont réussi à acheter 25 kg de farine et fabriquent depuis leur propre pain.

Il n’y a personne, dans la bande de Gaza, qui n’ait pas perdu de proches. Dans le cas de Hasan, c’est son neveu Montasir, tué dans un bombardement avec sa femme et leurs bambins de 1 et 2 ans ; son cousin Yahya, enseignant à la retraite, tué avec sa femme et toute leur famille immédiate ; sa belle-sœur Khitam, tuée avec ses deux fils et une dizaine d’autres personnes quand un missile israélien a ciblé leur immeuble. « Personne ne comprend pourquoi cette maison a été visée. »

Hasan tousse encore, puis il poursuit : « Si tu venais ici, tu ne reconnaîtrais pas Gaza, tout est détruit. »

Pour survivre psychologiquement, Hasan continue à travailler, même si son métier est périlleux : plus d’une centaine de journalistes sont morts à Gaza depuis le début de la guerre. Son dernier article, publié dans le journal Al-Ayyam, de Ramallah en Cisjordanie, raconte l’histoire d’un Gazaoui détenu en Israël dont la fille, qu’il n’a pas vue depuis 21 ans, vient de périr sous les bombes. Sa libération, prévue en novembre, a été annulée à cause de la guerre.

PHOTO ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Garçon palestinien serrant quelques paquets de nourriture trouvés parmi les décombres bombardés du camp de réfugiés de Bureij, au centre de la bande de Gaza, en mars dernier

Le niveau de destruction est tel que Hasan imagine mal comment la vie pourrait renaître à Gaza sans une vaste mobilisation internationale. Mais il appréhende ce qui arriverait après la guerre dans un territoire d’où on aurait éradiqué toute structure étatique, en l’absence d’une force de sécurité minimale.

Ici, la majorité des gens veulent vivre en paix, dans la liberté et la dignité. S’il y avait des élections aujourd’hui, ils n’éliraient pas le Hamas.

Hasan Jaber, journaliste

Le seul moyen pour que Gaza renaisse de ses ruines, imagine Hasan, serait que la communauté internationale s’en mêle, qu’elle force les deux peuples, israélien et palestinien, à coexister, en neutralisant les forces extrémistes des deux côtés.

« Il faudrait des leaders internationaux courageux », note Hasan. Mais ces dirigeants brillent par leur absence et Hasan ne voit plus d’autre voie que l’exil. La seule issue possible, c’est l’Égypte. Mais pour obtenir l’autorisation d’y entrer, il en coûte 5000 $ US par personne. Pour sa famille, c’est 25 000 $ US.

Je connais Hasan comme un homme ouvert, un pacifiste, il a déjà travaillé en Israël, peut s’exprimer en hébreu. En l’écoutant, je me dis que si les gens comme lui ont perdu tout espoir, qui donc restera à Gaza et dans quelles conditions ?

Puis je repense à ses calepins qui, progressivement, s’envolent en fumée. Et je me dis que ce n’est pas seulement sa propre mémoire qui est brûlée dans cette guerre. Que c’est aussi toute la mémoire de Gaza qui risque, à terme, d’être anéantie sous une pluie de bombes.

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