Sur une feuille blanche pliée en deux, une liste écrite par une main d’enfant : « Un érable giguère. Des trilles verte et blanche. De la mousse sur une roche. Un arbre avec l’écorce jade et gris. » Il y avait d’autres notes, aussi, « on c’est faite piqué par des moustiks », « le ruisseau coule » et, plus bas, « mission accompli ».

J’ai mis un moment à identifier les responsables – la feuille était dans un carton au fond d’un placard, sous d’autres boîtes remplies de vieux emballages et de coussins rongés par les souris. Mais un des dessins rangés avec la feuille portait la dédicace « À mamie ». Une maison entourée d’arbres, un gros soleil jaune dans le ciel, des oiseaux bleus avec des becs jaunes et une écriture maladroite : mes nièces étaient passées par là.

Elles s’étaient d’abord occupées en espionnant les adultes, comme en témoignaient des rapports détaillés retrouvés eux aussi dans le carton : « mamie parle au téléphone, Rafael a embrassé son chom, papa boie une bière, mamie et Rafael se son chicané » – je nous reconnais bien là. Les adultes, sans doute tannés de voir deux petites têtes apparaître derrière chaque fauteuil, avaient dû chercher à les distraire autrement, et quelqu’un avait eu l’idée de les envoyer dans le bois autour de la maison pour noter ce qu’elles voyaient là.

Je soupçonne mon père de s’en être un peu mêlé – les filles avaient beau être curieuses et allumées, « érable giguère » et « écorce jade » ne font pas partie du vocabulaire d’enfants de 9 ou 10 ans sans réel penchant naturaliste.

Pour ce qui est de la sélection des éléments décrits, en revanche, pas mal certaine qu’il n’y a pas eu d’intervention d’adulte. Je vois bien les filles, une brune et une blonde, gambader autour de la maison et décider, pour des raisons particulières à l’enfance, qu’une pierre en particulier mérite d’accéder à l’immortalité. Courant entre les troncs d’innombrables hêtres, elles conviennent que le gris de celui-là est digne de mention. Mon père, pas loin, leur dit que c’est un gris acier, elles notent « un tront acié ».

La liste est très jolie, fondamentalement poétique, même. Au-delà de la description d’un lieu, c’est un regard d’enfant qui danse entre les lignes, au travers des lettres attachées par une petite main appliquée. Il n’y a pas de jugement, pas de hiérarchisation et, surtout, aucune tentative délibérée d’isoler ce qui serait plus facilement « esthétisable ». La nature est rarement regardée, et presque jamais écrite, avec cette ouverture complète, qui ne cherche pas à la rendre belle dans le but d’en faire de jolies phrases, mais à l’accueillir simplement pour ce qu’elle est, un érable à Giguère, un bout d’écorce, une talle de trilles près d’un ruisseau.

Une grâce que j’ai pour ma part perdue depuis longtemps, quelque part entre lecture et écriture, entre les paysages de Chateaubriand et le désir de faire naître de la beauté sur une page blanche.

La nature a d’abord été un prétexte, une invention destinée à creuser de « formidables canyons rougeoyants » ou à faire entendre « le rire cristallin des eaux claires et sauvages ». La langue française est généreuse avec ceux qui ont envie de faire de l’esbroufe. Je découvrais un puits sans fond d’où pouvait être tirée une quantité presque infinie de clichés, prairies ondoyantes et autres frondaisons d’émeraude. Après une immersion dans des eaux si riches en épithètes fleuries, il aurait fallu prendre un pas de recul et retourner à l’essentiel, c’est-à-dire à la nature elle-même. Mais encore là, encore aujourd’hui, mon regard est un piège, un moule dans lequel un arbre devient un refuge, un mage, un symbole.

Parfois, l’image éclot comme il se doit, loin des métaphores et des qualificatifs colorés, un petit portrait de nature correctement transcrit, sans coquetteries. J’ai longtemps trimballé cette idée qu’écrire à propos de ce qui est beau donnait forcément de beaux textes. C’est parfois vrai, mais ce n’est sans doute pas une coïncidence si certaines des plus belles lignes sur la nature ne sont pas le fait d’écrivains, mais de biologistes ou de zoologistes, des gens qui savent se mettre au service de la nature plutôt que de croire que c’est elle qui est au service du texte. Gros contrat, en ce qui me concerne.

Alors je garde la liste des filles pas trop loin, comme une petite source d’inspiration qui aurait traversé le temps. J’achale la mienne, à peine plus vieille que mes nièces l’étaient à l’époque, en l’encourageant à regarder le paysage, et à laisser toute la place à ce qu’elle voit. Une volée d’étourneaux sansonnets, une vague sous la glace, l’ombre d’une branche sur une pierre. « Mission accompli ».

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