À Palo Alto, on façonne le futur. Cette ville de la baie de San Francisco est le berceau de la Silicon Valley. Mais un soir, le mois dernier à son Université Stanford, c’est du passé qu’il allait surtout être question. En route vers l’établissement, j’étais presque incapable de contenir mon excitation et ma nervosité. J’allais entendre, puis rencontrer, celle dont le courage avait marqué mon adolescence.

En octobre 1991, Anita Hill a 35 ans et enseigne le droit commercial à l’Université de l’Oklahoma. À 2000 km des salles de classe, à Washington, le président Bush père propose de nommer Clarence Thomas juge à la Cour suprême des États-Unis. C’est un candidat qualifié, certes, mais comme c’est encore le cas aujourd’hui, Clarence Thomas suscite la controverse. En privé, des femmes racontent à des journalistes et à des attachés politiques que le candidat a des comportements dérangeants avec les femmes et beaucoup évoquent le nom d’Anita Hill.

En un clin d’œil, Anita Hill passe d’un quasi-anonymat à une notoriété non sollicitée en se retrouvant sous les flashs des caméras au moment où elle témoigne devant la Commission judiciaire du Sénat, composée uniquement d’hommes, dont un certain Joe Biden, alors sénateur du Delaware. Plusieurs membres de la Commission essaient d’humilier Anita Hill pendant le pénible exercice. Mais Mme Hill reste imperturbable et élégante. À l’époque, près de 86 % des Américains regardent au moins une partie des audiences à la télévision.

En guise d’appui spectaculaire, 1600 femmes noires d’influence achètent une pleine page dans le New York Times dans laquelle on peut lire une phrase qui résume tout : « Les Afro-Américaines à leur propre défense. »

PHOTO PAUL HOSEFROS, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Anita Hill prête serment avant de témoigner lors de l’audience de confirmation de la nomination de Clarence Thomas à la Cour suprême, le 1er octobre 1991.

Salut, Barbie !

À la veille de la conférence d’Anita Hill à Stanford, l’annonce des finalistes en vue de la prochaine cérémonie des Oscars a mis le feu aux réseaux sociaux. Même Hillary Clinton y a ajouté une goutte de kérosène avec une publication Instagram, aimée par près d’un demi-million de personnes. « Greta et Margot, même si cela peut faire mal de remporter le box-office sans remporter l’or, vos millions de fans vous aiment », a écrit celle qui, en 2016, avait gagné le vote populaire mais perdu l’élection présidentielle. Greta, c’est Greta Gerwig et Margot, c’est Margot Robbie – respectivement réalisatrice et actrice principale du film Barbie. Ni l’une ni l’autre n’a été nommée aux Oscars.

Ce n’est pas la première fois que l’Académie des arts et des sciences du cinéma, responsable des Oscars, néglige de reconnaître la qualité et l’impact d’un film ou de nommer des artisans qui méritent de l’être. Parlez-en à Spike Lee ou à Barbra Streisand.

Malgré la très regrettable nomination de Clarence Thomas, le témoignage d’Anita Hill n’aura pas été en vain. En 1991, 70 % des Américains croient Clarence Thomas, mais deux ans plus tard, ils sont autant à croire plutôt Mme Hill. Un virage cristallisé par le t-shirt « I believe Anita Hill », qui fait fureur à l’époque.

Le courage d’Anita Hill devant le Sénat aura exposé au grand jour l’expérience de millions de femmes en la décrivant. Sans la professeure Hill, il n’y aurait probablement pas eu de mouvement #metoo. Et l’héritage de tout cela se mesure : aujourd’hui, aux États-Unis, 70 lois anti-harcèlement en milieu de travail ont été adoptées dans 22 États. Anita Hill est une icône, une vraie⁠1 – dans un monde où le mot est souvent mal utilisé.

Reconnaître le progrès

En 2018, le mauvais film se répète. Brett Kavanagh est le choix de Donald Trump comme nouveau juge à la Cour suprême. Cette fois, c’est la docteure Christine Blasey Ford qui témoigne devant la Commission judiciaire du Sénat. Mme Blasey Ford a accusé Brett Kavanaugh de l’avoir agressée sexuellement quand ils étaient tous les deux à l’université. Malgré le témoignage de Mme Blasey Ford, l’affaire se termine par la nomination de Kavanaugh à la Cour suprême, où il siège toujours.

Or, quelque chose d’extraordinaire se produit néanmoins lors de ce témoignage. En guise d’appui, 1600 hommes achètent, à leur tour, une pleine page de publicité dans le New York Times pour y publier une phrase qui résume tout et, surtout, qui cristallise le progrès des 30 dernières années : « Nous croyons Anita Hill. Nous croyons aussi Christine Blasey Ford. »

Dans la foulée immédiate de la grogne des fans du film Barbie à la suite de l’annonce des nominations aux Oscars, les deux femmes concernées ont longtemps gardé le silence, se prononçant uniquement pour faire part de leur gratitude face au succès du film. Probablement parce qu’elles savaient qu’une nomination et que même une statuette ne sont pas garantes de succès subséquents.

C’est peut-être aussi parce que, un peu comme Anita Hill, Greta Gerwig et Margot Robbie savent mesurer les victoires qui comptent le plus.

Le film Barbie a généré plus de 1,38 milliard de dollars américains dans le monde pour devenir le long métrage le plus rentable de l’histoire de Warner Bros., et le plus rentable jamais réalisé par une cinéaste aux États-Unis, en plus d’être la plus importante sortie cinématographique au monde en 2023. Le progrès est là. Et la vraie victoire pour Margot Robbie et pour Greta Gerwig est le nouveau pouvoir de négociation qu’elles ont. Toutes les deux sont propriétaires de maisons de production.

PHOTO ASSOCIATED PRESS

Margot Robbie dans le film Barbie

Selon une étude de l’organisation Women In Film, en 2018, seulement 18,6 % des contrats cinématographiques financés par les studios et 35,7 % des contrats télévisuels financés par les studios avaient été signés avec des entreprises qui appartenaient à des femmes. Et seulement 18 % des sociétés de production qui avaient reçu un financement hors studio appartenaient aussi à des femmes. Le succès du film Barbie aidera certainement à bousculer ces chiffres et la perception de « bancabilité » des femmes de l’industrie.

La victoire n’est pas une fin en soi. Même nommées aux Oscars, Margot Robbie et Greta Gerwig auraient pu ne pas remporter de statuette. Ce qui me paraît compter davantage que ce qui brille ou choque, c’est le progrès.

1. Voyez le documentaire Anita : Speaking Thruth to Power (en anglais) sur YouTube Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue