Au creux de l’hiver, vers la fin de janvier, c’est immanquable, chaque année, je souffre du manque de lumière. Je sens la fatigue m’envahir, j’ai envie de manger du gras et du sucre, envie de paresser, de dormir ; mon cerveau ralentit, se ramollit, cède au spleen et à la mélancolie.

C’est alors que je sors le fouet, comme on dit, et me remets en mouvement : je me précipite sur la patinoire de quartier, où je tourne en rond jusqu’à m’étourdir ; je frappe sur des rondelles de toutes mes forces, quitte à les perdre dans les bancs de neige quand elles passent comme des flèches au-dessus des bandes.

Et je me mets au ski de fond, que je pratique sur les belles pistes du parc Frédéric-Back, un joyau serti au cœur de l’île, véritable réserve d’horizon, où je peux contempler au loin les gratte-ciels du centre-ville, dont la ligne prolonge le mont Royal. J’aime skier le soir, après le travail, seul dans la pénombre ; je me laisse guider par les lueurs de la ville qui planent au-dessus de moi, j’ai le sentiment que la neige a gardé en mémoire un peu de la lumière du jour, que les flocons luisent dans les ténèbres et clignotent à chacune de mes enjambées, comme des petites lucioles par une belle nuit d’été.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, ARCHIVES LA PRESSE

Ski de fond dans un parc de Montréal

Les soirs d’hiver, à l’heure de dormir, je plonge dans les bandes dessinées de mon enfance. Les traités de philosophie, les livres d’histoire, les romans aux intrigues compliquées attendront, je suis trop fatigué. Je préfère le monde merveilleux d’Hergé. J’aime les lignes claires du dessinateur, j’aime la simplicité de son univers, avec ses bons et ses méchants, ses fins heureuses, où le bien triomphe toujours du mal. J’aime que Tintin soit toujours le même, pris entre deux âges, qu’on ne sache pas ni d’où il vient ni où il va.

Il y a dans ce vaste monde qui relie la Terre à la Lune et aux étoiles mystérieuses une étonnante clarté, une absence d’incertitude, une prévisibilité parfaite, qui me consolent un peu de la vie folle et haletante que nous sommes si nombreux à mener.

Je l’ai déjà écrit quelque part, mais je veux le rappeler : dans l’univers d’Hergé, la noirceur n’existe pas, ou si peu. Même quand Tintin est prisonnier d’un sombre cachot, qu’il pénètre au fond d’un tombeau égyptien, qu’il s’avance sur la face cachée de la Lune ou dans les tunnels de contrebandiers, il fait toujours clair. Dans Le temple du soleil, quand il tombe dans une chute d’eau et découvre derrière elle la voie qui doit le conduire dans le repaire des Incas, les pierres de la grotte brillent d’une étrange lueur, comme si Hergé avait choisi de faire jaillir la lumière du sein même des ténèbres.

Un peu plus et on croirait que la lumière sort de Tintin lui-même, de ses yeux sans prunelles, qui l’éclairent à mesure de son avancée, avec la certitude de trouver ce qu’il cherche, comme Perceval lancé dans la quête du Graal. En retrouvant Tintin par les soirs d’hiver, il me semble qu’un peu de sa lumière rejaillit sur moi, que je retrouve avec lui l’innocence de l’enfant que j’ai été. Soudain, le temps s’arrête, je ne vieillis plus, je rajeunis, je redeviens intrépide et joyeux, je n’ai plus mal ni aux genoux ni au dos, je goûte à la magie de l’instant.

Je disais à ma blonde, récemment : « Le temps file trop vite, ça fait presque peur. »

Les mois et les saisons passent, les filles grandissent, j’en suis déjà aux deux tiers de ma carrière, la retraite n’est pas encore là, mais elle pointe gentiment le bout de son nez, assez pour me rappeler qu’il y aura un jour une fin. Quand je devrai donner mon dernier cours, parler pour la dernière fois à mes étudiants de mon amour des livres et de la littérature, je sais que je vais pleurer.

C’est étrange, je suis nostalgique par anticipation. La nostalgie a mauvaise presse, tout le monde s’en défend, comme si c’était une tare, qu’il fallait tout le temps être content, célébrer le monde qui vient, prendre le parti du progrès. Et pourtant, c’est l’évidence, les avancées engendrent aussi des reculs, il suffit de regarder ce qui se passe du côté du climat. Avec des hivers aussi doux, les bancs de neige s’étiolent, la glace des patinoires fond, comme les glaciers du Grand Nord ; les pistes de ski de fond durcissent, au fil des gels et dégels, et deviennent inamicales. Les hivers ne sont plus ce qu’ils étaient ; se pourrait-il qu’un jour le fameux « Ah comme la neige a neigé » de Nelligan appartienne au passé ?

Dans un texte magnifique⁠1 paru au début des années 1970, le cinéaste Pier Paolo Pasolini s’inquiète de l’avancée des villes et des progrès de l’urbanisation dans son pays : les lucioles, qui ont besoin de forêts et de lieux humides, sont en train de disparaître de l’Italie.

Pasolini voit dans cette disparition – qui a inspiré à Sébastien Pilote un très beau film, à qui je dois le titre de cette chronique⁠2 – la métaphore d’un monde qui s’en va, d’une mémoire qui disparaît, sans faire de bruit. Et je me dis parfois, en regardant la neige fondre sous la pluie froide de janvier, que nos lucioles à nous, les fragiles flocons qui tombent du ciel comme des parcelles de lumière, appartiendront peut-être elles aussi un jour au passé.

D’ici là, je continue de skier et de chercher mon chemin dans la nuit. Je savoure l’instant et je retrouve Tintin au Tibet et son gentil yéti, dans la blancheur immaculée des neiges éternelles.

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1. « L’article des lucioles », de Pier Paolo Pasolini, dans Écrits corsaires, Flammarion, 2018

2. La disparition des lucioles, de Sébastien Pilote, Immina Films, 2018 ; avec Karelle Tremblay, Pierre-Luc Brillant, Luc Picard, François Papineau et Marie-France Marcotte