« Il aimait bien nous gosser », a lancé avec un sourire craquant la petite Frédérike Boivin à propos de son grand frère Mathis, mort à 15 ans d’avoir croqué la mauvaise pilule.

Je n’ai pas pu m’empêcher de sourire à mon tour en regardant la scène à Tout le monde en parle, dimanche. Un sourire tout croche qui cachait mal les sanglots qui voulaient monter derrière.

Depuis des semaines, la famille de Mathis multiplie les entrevues dans les médias avec un courage qui force l’admiration. Ce faisant, elle accomplit quelque chose d’essentiel : elle humanise le garçon dans la terrible crise des surdoses qui secoue le pays.

On sait que Mathis aimait les voyages et les jeux vidéo. Qu’il était entouré d’amis qu’il aimait faire rire. Que même s’il « gossait » son petit frère et sa petite sœur, ceux-ci le trouvaient évidemment « vraiment gentil ».

Face à ce portrait, il se dégage une chose évidente : Mathis n’était pas un criminel.

Aux yeux de la loi canadienne, la possession simple de drogues constitue pourtant toujours un crime. Il s’agit d’un non-sens qui stigmatise les consommateurs, les pousse à se cacher et contribue à tuer des gens.

Ce n’est pas moi qui le dis. Ce ne sont pas, non plus, des hippies qui voient Lucy avec des diamants en regardant le ciel.

La décriminalisation de la possession de drogues (mais pas de leur trafic) est maintenant prônée par l’Association canadienne des chefs de police. Par le Service de police de la Ville de Montréal. Par la Direction régionale de santé publique de Montréal. Par l’Association canadienne de santé publique, l’Organisation mondiale de la santé, l’ONU et bien d’autres organisations québécoises, canadiennes et internationales.

Encore ce mois-ci, un costaud rapport signé par la Société royale du Canada, une organisation qui s’est donné comme mandat d’éclairer les politiques publiques, a plaidé pour une décriminalisation « urgente et attendue depuis trop longtemps » de toutes les drogues au pays⁠1. On fournit même au gouvernement une marche à suivre qui pourrait être enclenchée dès demain matin.

Malheureusement, j’ai une mauvaise nouvelle : ça n’arrivera pas de sitôt. J’ai parlé à des sources au sein du gouvernement Trudeau. Elles sont formelles : il n’y a aucun appétit pour décriminaliser des drogues comme l’héroïne, le fentanyl ou l’isotonitazène (la cochonnerie qui a tué Mathis) d’ici les prochaines élections.

Les gens à qui j’ai parlé invoquent notamment l’opposition à laquelle une telle mesure se buterait. On mentionne évidemment celle des conservateurs de Pierre Poilievre, qui démonisent déjà Justin Trudeau pour avoir accordé une exemption à la Colombie-Britannique lui permettant de décriminaliser les drogues et de soutenir l’offre de substances sécuritaires aux consommateurs incapables de se sevrer.

Mais le fédéral redoute aussi l’opposition de certaines provinces – la principale est l’Alberta, mais on m’a aussi dit craindre la réaction de Québec.

Et il y a la résistance de la population, qui ne serait pas « rendue là ».

On peut voir dans ce refus d’agir un manque de courage politique face à une crise majeure de santé publique.

Chaque heure ou presque, un Canadien meurt d’une surdose au pays. Devant une telle hécatombe, il me semble qu’un gouvernement doit faire preuve de leadership, oublier les calculs politiques et prendre les décisions qui s’imposent sur la base des meilleures données probantes.

Je suis toutefois conscient que c’est beaucoup plus facile à écrire dans un journal qu’à faire en réalité. Et je comprends l’argument voulant qu’un gouvernement puisse difficilement aller plus vite que ce que sa population est prête à accepter.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Avec ses sorties publiques pour parler de Mathis, la famille Boivin contribue à changer les mentalités.

D’où l’urgence de changer les mentalités sur les drogues, ce que la famille Boivin contribue à faire.

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La décriminalisation des drogues ne réglera évidemment pas à elle seule la crise des surdoses. Aurait-elle pu sauver Mathis ? C’est terriblement difficile à dire.

Son père a raconté que lorsque son fils s’est senti engourdi après avoir avalé un comprimé de drogue, il n’en a pas parlé à sa famille et est simplement allé se coucher. Il ne s’est jamais réveillé.

L’adolescent aurait-il agi différemment dans un monde moins répressif, plus ouvert, moins hypocrite ? C’est une possibilité qu’on ne peut écarter.

Chose certaine, les effets pervers de la criminalisation sont clairement documentés dans les rapports qui s’empilent sur les tablettes.

La loi actuelle « entrave l’accès des personnes qui consomment des drogues aux services sociaux et de santé », entraîne « leur stigmatisation et leur discrimination » et « aggrave les inégalités liées aux déterminants sociaux de la santé », peut-on lire dans le rapport de la Société royale du Canada.

Vrai, les policiers sont de plus en plus tolérants face à la possession simple. Sauf que le rapport montre que ce pouvoir discrétionnaire conduit à de la discrimination. Les Noirs, en particulier, sont surreprésentés dans les statistiques d’accusation.

PHOTO ETHAN CAIRNS, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Manifestation à Vancouver, le 16 janvier, en soutien à un groupe de défense des toxicomanes

Quant aux gens jetés en prison, ils se retrouvent exposés à la violence et à la véritable criminalité. À leur sortie, leur probabilité de réinsertion est sérieusement compromise.

D’où l’idée de changer d’attitude face aux consommateurs en dirigeant les ressources vers l’aide et la réduction des méfaits plutôt que vers la répression. Tout en continuant à s’attaquer aux trafiquants qui fabriquent et vendent ces drogues qui tuent.

En 2022, j’ai passé plusieurs semaines à rencontrer des consommateurs de drogues et des proches de victimes de surdoses pour La Presse2. Sara-Jane, Archibald, Sylvain Jocelyn, Jonathan, Gaston, Mark William, Stéphanie : il y avait dans le lot des ados qui, comme Mathis, ont commis des erreurs de jeunesse. Des malades rendus accros aux opioïdes à la suite de problèmes médicaux. Des personnes atteintes de divers maux de l’âme cherchant à s’automédicamenter. Des gens, aussi, qui ont pris de mauvaises décisions pour toutes sortes de raisons.

Mais des criminels ? Non.

Il faut continuer de mettre de la pression sur nos politiciens pour que cette réalité se reflète dans nos lois. Mais il faut aussi, tous ensemble, travailler sur nos propres préjugés. Parce qu’eux aussi contribuent à freiner les réformes et à alimenter des drames comme celui de Mathis.

Pour un gouvernement, il sera beaucoup plus facile de décriminaliser les drogues lorsque la population le réclamera.

1. Consultez le rapport de la Société royale du Canada 2. Lisez notre reportage « Surdoses : l’épidémie invisible » Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue