(Paris) « Nous avons le devoir de trouver des solutions. »

Si vous êtes pessimiste quant au sort du monde et avez besoin d’un peu de lumière en cette fin d’année plutôt sombre, vous voudrez probablement lire ce qui suit.

Je précise d’entrée de jeu, pour ceux qui ne connaissent pas l’écrivain Amin Maalouf, que ce n’est pas un utopiste ni un naïf. Pas du tout, en fait.

Tenez, voyez comment il amorce son plus récent essai, Le labyrinthe des égarés : « L’humanité connaît aujourd’hui l’une des périodes les plus périlleuses de son histoire. »

En revanche, à la fin du même livre, il cite Shakespeare. « Ce qui s’est passé n’est qu’un prologue. Ce qui est à venir dépend de vous et moi. »

J’étais curieux de l’entendre à ce sujet, alors que la planète semble avoir perdu sa boussole.

Nous constatons tous que quelque chose est en train de déraper dans le monde. J’essaie de comprendre comment on en est arrivé là et, évidemment, quelque chose en moi pose la question : comment peut-on sortir du labyrinthe ?

Amin Maalouf, écrivain

Du haut de ses 74 ans, l’essayiste et romancier est loin de se laisser abattre.

« Je suis inquiet, mais jamais je ne dis qu’il n’y a pas de solutions. Je dis : cherchons des solutions », a-t-il calmement ajouté.

J’ouvre une parenthèse ici pour vous dire qu’Amin Maalouf parle toujours calmement. Comme s’il pesait chaque mot et chaque phrase. Comme si, aussi, il envisageait constamment les implications de tout ce qu’il affirme.

« Ce ne sera pas facile, mais nous avons le devoir – envers nous-mêmes, envers les enfants, les petits-enfants, les générations à venir – de trouver des solutions. Et en plus, nous avons la possibilité, si nous trouvons les bonnes solutions, de les mettre en application. Ce que n’avaient pas les générations précédentes. »

À ce sujet, Amin Maalouf a dit espérer, pour l’humanité, un « sursaut ». Et il souhaite que ça se produise avant l’avènement d’une « grande catastrophe » qui rendrait alors un tel sursaut inévitable.

PHOTO ROMAN PILIPEY, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Une attaque russe a fait de nouveaux dommages à Kyiv, la semaine dernière.

« Nous arrivons à un moment où nous ne savons plus gérer les rapports entre les différentes composantes de la communauté humaine. Nous ne savons pas gérer les rapports entre les puissances. Nous ne savons pas gérer les avancées et les dérapages possibles des nouvelles technologies. Nous ne savons pas véritablement faire face aux menaces qui se présentent, notamment la menace climatique. »

Mais, précise-t-il, « si on arrive à convaincre nos contemporains de ce qu’il faut faire, les choses peuvent changer très vite ».

Amin Maalouf me reçoit un samedi soir de décembre dans son appartement du 17e arrondissement à Paris. Un logement où il habite depuis 42 ans, tout sauf luxueux, décoré simplement. À l’image de cet homme modeste.

J’ai sollicité une entrevue avec lui parce que la crise géopolitique actuelle est à la source de son dernier livre, dans lequel il nous fait remonter dans l’histoire.

Il explique comment la Russie, la Chine et le Japon ont tour à tour affronté les nations occidentales au cours des derniers siècles.

Il raconte les circonstances de ces conflits et analyse leurs impacts.

C’est l’histoire d’échecs cinglants, mais aussi, dans certains cas, de succès retentissants.

La modernisation du Japon à la fin des années 1800 a été aussi spectaculaire que réussie. « Un moment extraordinaire ! Le pays s’est métamorphosé, pas seulement sur le plan de l’industrialisation, de l’armement, il s’est métamorphosé totalement », rappelle-t-il.

Puis, le pays a dérapé. Il s’est attaqué à la Chine avec une violence inouïe et ensuite aux États-Unis, à Pearl Harbor, en 1941.

Mais après une défaite écrasante – et les bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki –, le pays a su se relever rapidement, sur le plan économique, mais aussi culturel.

Je demande à Amin Maalouf si ce « miracle » peut nous offrir des raisons d’espérer. Il me répond de façon indirecte, en me disant qu’un pays comme les États-Unis, en « crise profonde », pourrait nous surprendre.

PHOTO MANDEL NGAN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Le dôme de l’édifice du Capitole, à Washington

Il me paraît évident que les États-Unis, malgré la crise actuelle, ont les moyens humains, intellectuels et évidemment matériels d’imaginer quelque chose d’autre, de se sortir de cette crise et d’aider le monde entier à sortir de cette crise.

Amin Maalouf, écrivain

C’est loin d’être le premier essai dans lequel cet écrivain tente de décrypter le monde dans lequel on vit. Il explorait ce qui a conduit le monde au seuil du « désastre » dans Le naufrage des civilisations, paru il y a quatre ans. Et il s’inquiétait déjà dans son livre Les identités meurtrières, il y a 25 ans, de la montée des questions identitaires qui contribue à la crise que nous traversons.

En lien avec cet enjeu, nous échangeons sur la révolution technologique qui bouleverse nos sociétés. Les côtés obscurs des réseaux sociaux, par exemple. Y compris le fait qu’ils accentuent le clivage.

Il parle de ces réseaux comme d’un « accélérateur des tensions ». Et il fait remarquer qu’ils ont eu l’effet inverse de celui souhaité.

« On aurait pu espérer que la multiplicité des lieux d’expression et la capacité gigantesque qui est donnée aujourd’hui à des milliards d’humains de s’exprimer directement à leurs semblables auraient suscité un épanouissement extraordinaire de débats d’idées », dit-il.

Près de 20 ans après la création de Facebook, quelle douche froide !

Les opinions un peu plus réfléchies, un peu plus équilibrées, sont beaucoup plus difficiles à entendre que lorsqu’on avait moins de moyens d’expression. Il y a une sorte de tapage dont la résultante est pour l’essentiel de développer la détestation mutuelle et la division aux dépens d’une vision réconciliatrice cohérente.

Amin Maalouf, écrivain

Je réplique que personne, jusqu’ici, ne semble avoir trouvé de solution à ce problème.

PHOTO PETER DASILVA, ARCHIVES REUTERS

Le siège social de Meta, en Californie. Pour Amin Maalouf, les réseaux sociaux ont eu l’effet inverse de celui souhaité : ils sont devenus un « accélérateur des tensions ».

« Si on est optimiste, on se dit que c’est une phase. Que, peu à peu, les gens feront la différence et que, peu à peu, on verra sortir de ce magma tumultueux quelque chose d’autre, répond-il. À mon avis, il n’y a pas d’autre solution que de faire entendre d’autres voix. D’encourager les gens qui réfléchissent à trouver les moyens de faire [entendre] leurs opinions. De développer au sein de ce vacarme ambiant des voix de sérénité et de sagesse. Il faut mener ce combat. »

Puis, pour la deuxième fois de l’entrevue, il utilise le mot sursaut.

« On a vraiment besoin d’un sursaut de sagesse. »

Il est trop modeste, bien sûr, pour prétendre que ce qu’il fait en publiant des livres éclairants sur le sort du monde et en participant aux débats publics à ce sujet est exactement le genre de choses dont nous avons besoin.

Il se contente de me dire que les débats qui doivent être menés dans le monde aujourd’hui sont fondamentaux.

Nous avons vraiment besoin au niveau global d’un moment de réflexion approfondie et sereine sur l’orientation que doit prendre l’aventure humaine. Nous avons l’impression d’être dans un véhicule qui va de plus en plus vite, mais qui n’a pas de volant !

Amin Maalouf, écrivain

Le temps a filé et il est déjà 22 h. Je le remercie pour sa générosité. Et je referme la porte de son appartement à regret, en me disant que si nous parvenons un jour à sortir du labyrinthe, ce sera à l’aide d’idées de la trempe de celles d’Amin Maalouf.

Qui est Amin Maalouf ?

Né au Liban en 1949, l’écrivain Amin Maalouf a passé sa jeunesse dans ce pays, mais aussi en Égypte. Il s’est par la suite installé en France à partir du milieu des années 1970. D’abord journaliste, il s’est mis à écrire une série d’essais et de romans à partir des années 1980, dont certains ont connu un vif succès, notamment Le rocher de Tanios, récompensé par le Goncourt. Il a été élu secrétaire perpétuel de l’Académie française en septembre dernier.

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