Elles agitent leurs drapeaux vert et blanc devant le CLSC, en sautillant sur place pour se réchauffer. Même si nous avons croisé il y a quelques centaines de mètres d’autres manifestantes, celles-là armées de tuques rouge et blanc, presque tout le monde klaxonne. Pout, pout, les filles.

On l’a souligné un peu partout, mais c’est bien ce qui frappe quand on regarde ces petits groupes vaillants et déterminés : l’écrasante majorité de femmes qui les composent. Elles tiennent des gobelets de café, des crécelles et des fanions, elles ont des tuques et des impers en plastique cheap, sans doute achetés en vitesse au Dollarama d’à côté quand la neige s’est transformée en pluie. Elles ont dressé une petite tente, apporté un vieux ghetto blaster (pas un petit haut-parleur Bluetooth, non, non, un vieux ghetto blaster), ouvert la boîte de beignes, et elles interpellent les automobilistes avec de grands gestes et d’immenses sourires.

Un petit garçon joue dans la neige entre leurs jambes, parce que qu’est-ce que tu fais, quand ton enfant est en grève en cette fin d’année 2023 et que personne n’est à la maison pour s’en occuper ? Tu l’amènes avec toi faire du piquetage.

Plus loin au feu rouge, quatre ou cinq personnes, chapeaux de père Noël bien vissés sur la tête, récoltent des dons pour la guignolée. Quand on ouvre la fenêtre pour donner un cinq au petit monsieur barbu, il sourit et fait un geste de la tête vers les manifestantes : « Honnêtement, vous aurez été aussi ben de leur donner à eux autres. »

Nous venons à peine de nous stationner au centre d’entraide à côté de la maison qu’un homme se dirigeant vers sa voiture nous lance : « C’est fermé. » Il le dit un peu brusquement, mais on ne sent pas d’impolitesse ou de manque de considération dans son ton, il a tout simplement l’air extrêmement fatigué. Je lui demande si on peut laisser nos sacs à l’arrière du centre, le coffre est archi plein, on a des toutous, des poches de figurines disparates, des casse-têtes, des costumes de princesse, une petite armée de Barbie, des livres.

L’homme se penche à notre hauteur et nous regarde : « OK, vous venez pour donner ? » Il ressort son trousseau de clefs et nous aide à ranger les boîtes dans un petit cabanon où s’entassent déjà des piles de jouets, de vêtements et de denrées. « Ça va toute partir d’ici Noël », nous explique-t-il. On le remercie profusément de nous avoir ouvert, il sourit en haussant les épaules, c’est ben normal.

En remontant dans la voiture, la petite demande : « Est-ce qu’il pensait qu’on venait pour chercher des choses ? » Elle ne le dit pas parce qu’elle ne veut pas avoir l’air méprisante, mais je sais ce qu’elle pense : dans sa tête, nous n’avons pas l’« air » pauvres.

Sa demi-sœur, qui a compris aussi, lui explique que maintenant, une grande partie de la clientèle des centres d’entraide a un emploi, une voiture, un toit. La petite : « Mais ça a aucun sens ? » On se met en tête de lui expliquer ce qui n’a, effectivement, aucun sens. Elle nous écoute en regardant le bénévole entrer dans sa voiture, un vrai père Noël, sans barbe et sans costume.

Le gars envoyé par CAA pour me dépanner doit avoir à peine plus de 20 ans. Je le regarde sortir de son camion, tête nue dans le froid, sans manteau, et ma première pensée va à mon emploi du temps : aucune chance, me semble-t-il, que cet enfant règle mon problème dans des délais raisonnables. Je lui explique que je vais probablement avoir besoin d’un towing, que la batterie est morte, il répond, zéro énervé : « Je vas la charger, votre batterie. »

Signe immanquable que je vieillis, je reste un peu dubitative, comme s’il était hautement improbable qu’une personne si jeune sache faire quoi que ce soit. Il ne dit rien en ouvrant le capot, mais je vois bien qu’il a remarqué mon air et que ça le fait sourire. Il reste poli, ne me fait pas remarquer qu’à plus de deux fois son âge, je ne sais même pas booster un char, et s’en retourne chercher son manteau, au grand soulagement de la matante en moi.

Je lui jase un peu pendant qu’il règle mon problème dans des délais absolument raisonnables. C’est un petit gars du coin, il me parle de sa blonde, du quartier, de ce nouvel emploi qu’il aime et pour lequel il est extrêmement reconnaissant. « Là, ça arrête pas, je suis rendu à sept jours semaine. » La matante s’inquiète, sept jours semaine, c’est pas un peu trop, à un moment donné ? Il hausse les épaules, tire une poffe de vapoteuse. « Faut ce qu’y faut, on a pas le choix si on veut arriver. »

Il regarde vers la rivière, qui commence à geler, et sourit. « C’est beau, pareil, han ? »

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