Imaginez si, lors du dernier Gala Les Olivier, Yvon Deschamps avait remis le trophée de la découverte de l’année à l’humoriste Matthieu Pepper.

Si Gilles Vigneault s’était présenté sur la scène du Gala de l’ADISQ pour déclarer Kanen révélation de l’année.

Ou si Yvan Cournoyer offrait un prix au meilleur espoir du hockey d’ici.

Je vous parie que tout le monde en parlerait. Les caméras de télévision nous feraient voir l’émotion de ces vétérans qui ont bâti le Québec en train de passer le flambeau. Elles montreraient le mélange d’humilité et de fierté de ceux qui le reçoivent et sur qui on fonde maintenant les espoirs pour nous amener plus loin.

C’est exactement ce qui s’est passé la semaine dernière. Mais comme ça se déroulait dans le domaine scientifique plutôt que dans le monde des sports, des arts ou des affaires, la cérémonie s’est tenue dans un secret trop bien gardé.

C’est dommage. Si la science était plus présente dans la culture populaire, peut-être que les faits seraient davantage mis de l’avant et que la désinformation ferait moins de ravages ?

Mais ne vous inquiétez pas : nous étions là pour vous faire un compte rendu de cette soirée exceptionnelle.

Imitant mes collègues qui couvrent les grands festivals de cinéma, j’ai revêtu un veston, accepté une flûte de prosecco et sorti mon calepin de notes pendant que le collègue Dominick Gravel faisait crépiter son appareil photo à l’hôtel Nelligan.

« Je dois dire que je suis beaucoup plus ému que je ne l’avais pensé », a admis le scientifique en chef du Québec, Rémi Quirion, en ouvrant la cérémonie.

Il y a de quoi.

Parce que cette « Soirée des grands sages » se déroulait sous l’aura de trois géants.

D’abord le sociologue Guy Rocher, qui a joué un rôle crucial dans la construction du système d’éducation moderne québécois. Guy Rocher, c’est évidemment la commission Parent, la création des cégeps et celle du ministère de l’Éducation. Mais M. Rocher est aussi un pionnier de la sociologie, qu’il a étudiée à Harvard. Il a publié plus de 20 livres et 200 articles scientifiques.

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Le sociologue Guy Rocher a joué un rôle crucial dans la construction du système d’éducation moderne québécois.

À 99 ans, M. Rocher n’a pas perdu un gramme de sa vivacité. Il a livré un discours poignant, sans notes écrites, qui a suscité une ovation debout.

Ensuite Brenda Milner, une neuroscientifique qui aurait mérité un prix Nobel (il faudrait se réveiller à Stockholm, les amis). La professeure Milner a joué un rôle crucial pour comprendre les zones du cerveau impliquées dans la mémoire. Surtout, en faisant passer des tests aux patients du célèbre DWilder Penfield, elle a tissé des liens entre leurs comportements et ce qui se passait dans leur cerveau, inventant au passage la neuropsychologie (juste ça).

À 105 ans, Mme Milner n’a finalement pas pu prendre part à la cérémonie. Cela ne l’a pas empêchée de baigner la soirée de sa présence. On ne dira jamais à quel point cette femme est un trésor national. J’avais eu le privilège de la rencontrer à la veille de son 100e anniversaire et j’en avais tiré un long portrait⁠1.

Le troisième grand sage a été présenté comme le « p’tit jeune » du groupe. Il s’agit de l’écologiste Serge Payette, 80 ans. Un vrai chercheur de terrain qui a passé des décennies à sillonner le nord du Québec à pied, en bateau et en hydravion afin d’en documenter minutieusement la flore et les impacts des changements climatiques sur celle-ci.

Il en a tiré une œuvre d’exception en cinq volumes, La flore nordique du Québec et du Labrador.

Un « Marie-Victorin du Nord », a résumé le scientifique en chef Quirion, qui a aussi souligné son engagement envers la science en français.

Comment rendre hommage à ces géants ?

« On a pensé leur donner un chèque, mais ils n’en avaient pas vraiment besoin », a lancé le professeur Rémi Quirion.

D’où cette idée lumineuse de nommer des bourses en leur nom, puis de les remettre à des étudiants au doctorat qui suivent leurs traces.

Preuve éclatante que les choses ont évolué au fil des générations, ce sont trois jeunes femmes qui ont mis la main sur les honneurs. Elles voient leur bourse doctorale se bonifier de 10 000 $ par année pendant quatre ans.

Laissez-moi vous les présenter.

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Les lauréates de la soirée : Marie-Ange Moisan, Rachel Dufour et Audrey-Anne de Guise

Audrey-Anne de Guise, de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), a reçu le prix Grand Sage Guy Rocher en éducation. Elle s’intéresse à la formation que reçoivent les profs d’éducation physique.

Marie-Ange Moisan, aussi de l’UQTR, a remporté le prix Grand Sage Serge Payette. Elle tente de comprendre le rôle des arbres dans la régulation des gaz à effet de serre dans les zones inondables.

Rachel Dufour, elle, scrute les changements qui surviennent dans le cerveau des jeunes frappés par les troubles alimentaires. Elle effectue son doctorat à l’Université Concordia et a reçu le prix Grand Sage Brenda Milner avec beaucoup de fierté. « J’ai fait mon bac à McGill, alors Brenda Milner, c’était une célébrité. C’est une femme tellement inspirante », a-t-elle dit.

On a senti les deux grands sages présents sincèrement honorés de voir leur nom associé à des bourses qui soutiennent la relève en recherche.

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Les scientifiques Serge Payette, Guy Rocher et Rémi Quirion

« C’est un grand plaisir que ce soit pour la science de l’éducation. La recherche en éducation n’est pas choyée. J’ai souvent constaté que les projets de recherche dans ce domaine ne sont pas très bien cotés », m’a dit M. Rocher.

Serge Payette, lui, se réjouissait de voir des femmes rafler les trois prix.

Je ne suis tellement pas étonné. Les femmes prennent du galon et c’est tant mieux.

Serge Payette, écologiste et professeur

Et pour ceux qui croient qu’un gala scientifique, c’est plate, sachez qu’on a vu une professeure émérite et une ex-astronaute chanter en duo de façon impromptue, que certains convives sont – littéralement – tombés en bas de leur chaise et qu’on a dû abréger (dans l’humour) certains discours trop emportés.

Dans une province où les joueurs du Rocket de Laval sont souvent plus connus que les plus grands de nos scientifiques, il était en tout cas bon se rappeler, le temps d’une soirée, que le Québec compte de véritables légendes de la recherche. Et que des recrues ne ménagent aucun effort pour se hisser à la hauteur de ces grands sages.

1. Lisez l’article « Infatigable fouineuse » sur Brenda Milner Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue