Il fut un temps, bien lointain, où les nouvelles des grands départs se répandaient avec une lenteur presque inconcevable aujourd’hui. Des voisins se visitaient, des gens se téléphonaient, d’autres sursautaient devant leur télévision quand on leur apprenait au bulletin de nouvelles un décès survenu plusieurs heures, voire une journée entière auparavant, on ouvrait la porte en robe de chambre, un matin, pour découvrir en une du journal que quelqu’un était parti, qu’un vide de plus existait.

Mon père se souvenait de l’assassinat de John F. Kennedy, annoncé par un chargé de cours qui avait fait irruption dans la classe de l’Université de Montréal, où il se trouvait. Si l’évènement était en lui-même assez marquant pour rester gravé dans sa mémoire, c’était la rapidité avec laquelle la nouvelle lui était parvenue qui le sidérait : l’assassinat avait été télévisé, en direct, et donc des gens comme lui, situés à des milliers de kilomètres de Dallas et à des années-lumière de la sphère politique américaine, avaient pu être mis au courant quelques minutes après seulement.

Je me souviens, moi, du matin où j’étais entrée dans la chambre de ma mère pour lui souhaiter bonne journée avant de partir pour l’école – mes parents avaient dû sortir le soir et n’être mis au courant qu’au téléjournal de 22 h, après mon coucher. Elle s’était réveillée et m’avait dit : « Quelque chose de terrible est arrivé. » On était le 7 décembre 1989, j’apprenais que 14 femmes avaient été fauchées, près de 15 heures après la tragédie.

Dans un camp de vacances où je passais chaque été quelques semaines, la nouvelle du décès de Gerry Boulet s’était répandue, avec plusieurs jours de retard, entre les lits superposés et les tables à pique-nique. Un moniteur qui avait téléphoné à ses parents avait dû être mis au fait de sa mort survenue la semaine précédente. Il avait pris sa guitare, on chantait Toujours vivant autour du feu.

Les contrecoups de ces drames et de ces départs se déployaient ensuite dans un temps composé de semaines et de mois : déclarations, hommages, et décisions, monuments et spectacles – les deuils étaient longs et lents, on les vivait d’abord dans une sphère intime, quelques amis, des parents, une mère endormie.

Quand un de mes amis m’a envoyé un lien annonçant la mort de Karl Tremblay, j’ai eu le temps d’être affligée, profondément, par le départ de cet homme que je ne connaissais pas, mais qui avait vraiment l’air d’une vraie bonne personne, de montrer la nouvelle à mon chum qui s’est mis une main sur le cœur et puis, tout de suite, le tsunami.

Des textos, de nouveaux articles chaque minute, les enfants qui montaient du sous-sol avec un téléphone dans la main, « regarde ça ». La musique des Cowboys Fringants partout, dans la rangée des marinades, dans l’auto, dans un stationnement. À la caisse de la pharmacie : « C’est-tu assez terrible, han ? » Pas d’introduction, pas de mise en contexte, pas mal certaine qu’on ne parlait pas de Gaza.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Des dizaines de personnes se sont rassemblées à L’Assomption au lendemain de la mort de Karl Tremblay.

Du touchant, du drôle, du loufoque, du bouleversant, du malaisant, de l’inspirant – voilà longtemps que je n’avais entendu de si belles et sincères intonations dans la prononciation des mots « peuple » et « Québécois ». Mais il y avait quelque chose de déstabilisant dans cette accumulation exponentielle et fulgurante de témoignages, quelque chose qui empêchait l’assimilation – nul temps mort pour s’asseoir en silence et contempler le départ d’un papa, d’un chum et d’une personne à ce point importante pour tant de gens. Importance que de toute évidence j’avais sous-estimée, tout comme notre besoin de douceur en ce dur novembre et notre immense désir de partage.

Dur de dire si chaque manifestation était bien intentionnée. Pour chaque « Karl » écrit avec des lampions au pied du mont Royal ou avec des huîtres sur la glace du comptoir d’une poissonnerie, il y avait un célèbre patron s’affichant avec un air complètement ahuri et un t-shirt trop serré de Break syndical. On se doutait bien que certains s’exprimaient parce qu’ils se sentaient tenus de le faire ou parce que l’occasion de faire passer un message se présentait – politiquement, personne ne pouvait rester muet, même ceux qui auraient préféré pleurer en silence.

Du coup, tout le monde était là, en même temps, ça s’empilait, ce n’était pas une vague, c’était un déluge. On était loin de la lente percolation d’autrefois, deuils collectifs qu’on tissait à la mitaine pour abrier nos peines, courtepointes de fortune qui pouvaient prendre forme durant des années, des décennies. Reste à souhaiter que cette peine fulgurante vive et évolue quand même dans le temps, et que ce déluge ne soit pas absorbé trop vite. Il y a parfois de belles fleurs qui poussent dans les terreaux sur lesquels on a pris le temps de pleurer.

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