Traduire en mots l’horreur de la guerre n’est pas une tâche facile.

Il y a quelques mois, j’ai été frappé par une image évocatrice utilisée par l’écrivain ukrainien Andreï Kourkov. Pour lui, vivre avec la guerre, c’est comme vivre avec une tumeur qui ne peut pas être retirée.

« On ne peut jamais fuir la guerre : elle se transforme en maladie chronique, incurable. Elle peut vous tuer, ou simplement rester logée dans votre corps et dans votre tête, en vous rappelant régulièrement sa présence, comme une lésion de la colonne vertébrale », a-t-il écrit dans son livre Journal d’une invasion.

Je l’ai interrogé au sujet de ce sentiment, la semaine dernière, lors d’une entrevue par Zoom. J’ai compris que cette tumeur, pour lui, c’est notamment la peur qui l’habite.

« C’est fatigant d’avoir peur. C’est impossible de vivre normalement, de travailler, si tu as peur du danger », m’a-t-il répondu, dans un français qu’il maîtrise plutôt bien.

Andreï Kourkov, qui est peut-être l’écrivain ukrainien le plus populaire de sa génération, sera de passage à Montréal sous peu. On va lui remettre, au Salon du livre, le Prix des libraires du Québec pour son roman Les abeilles grises.

Je l’ai joint à New York, où il se trouve pour enseigner pendant deux mois à l’Université Columbia. Il avait auparavant séjourné à l’Université Stanford, en Californie, pendant six mois. À la fin du mois de décembre, il retournera dans la capitale ukrainienne, Kyiv.

La peur l’étreint qu’il soit sur le sol ukrainien ou à l’extérieur du pays, me dit-il. Et, paradoxalement, un peu moins quand il est en Ukraine.

Parce qu’à Kyiv, je suis avec quelques millions de mes compatriotes qui entendent les mêmes sons des alertes aériennes et qui décident [ensemble] ce qu’ils vont faire quand la ville est en danger d’attaques de missiles. C’est plus facile quand tu es là.

Andreï Kourkov, écrivain

Alors que lorsqu’il est à l’étranger, comme aujourd’hui, il est « inquiet pour la famille, pour les amis » qui sont restés en Ukraine.

PHOTO SERGEI SUPINSKY, AGENCE FRANCE-PRESSE

Des militaires ukrainiens tirent à l’artillerie lors d’un exercice antidrone dans la région de Chernigiv, au nord-est de Kyiv. La guerre et ses atrocités se poursuivent en Ukraine.

Andreï Kourkov, âgé de 62 ans, a décidé qu’il ne prendrait pas les armes pour défendre son pays – même s’il signale qu’une trentaine d’écrivains l’ont fait. Lui, il a préféré prendre la plume.

Je me demandais s’il se sentait impuissant, dans ce rôle, face à une guerre dont les atrocités se poursuivent chaque jour et dont on ne voit pas la fin.

« Non. Je me sens fatigué, oui, mais pas impuissant », précise celui qui participe à la guerre de l’information en s’efforçant de réfuter la propagande russe.

« Les Européens, les Canadiens et beaucoup de gens dans le monde n’en connaissent pas beaucoup sur l’Ukraine. C’est ma priorité. Je dis toujours qu’il faut lire des essais sur l’histoire de l’Ukraine pour comprendre l’histoire de cette guerre, parce que c’est une guerre ancienne. C’est pratiquement la continuation des guerres des XVIIe et XVIIIe siècles », m’explique-t-il.

« À partir de 1654, la Russie a toujours essayé d’assimiler les Ukrainiens et d’intégrer l’Ukraine dans le territoire russe. Il est très important que les gens comprennent ça, précise l’écrivain. Il faut aussi savoir que l’histoire de l’Ukraine n’est pas l’histoire de la Russie. C’est l’histoire de l’Europe. Les premiers écrivains ukrainiens écrivaient en latin, en polonais, en grec, et ils étaient engagés dans la vie culturelle et religieuse de l’Europe. »

Je ne pouvais pas aborder le sujet de l’information en passant sous silence la guerre à Gaza, sur laquelle sont actuellement braqués les projecteurs des médias. La place accordée au conflit en Ukraine, par conséquent, a perdu en importance.

PHOTO ARMÉE ISRAÉLIENNE, FOURNIE PAR L’AGENCE FRANCE-PRESSE

Des soldats israéliens lors d’une opération dans le district de Zeitoun, dans le sud de la bande de Gaza, plus tôt cette semaine

« Vous sentez-vous oubliés ? lui ai-je demandé.

— Non, a-t-il répondu du tac au tac. Je comprends que c’est impossible pour les journalistes, pour les chaînes de télé, de faire des reportages régulièrement sur une guerre qui a commencé en 2014 et qui a recommencé de façon plus intense il y a plus de deux ans. »

Ce qui l’embête avec cette nouvelle guerre, c’est plutôt qu’elle fait, à son avis, le bonheur de Vladimir Poutine.

Il y a même des liens à faire entre les acteurs clés des deux conflits, estime-t-il.

« Pour moi, la guerre à Gaza, c’est une guerre provoquée par la Russie qui soutient le Hamas, provoquée par l’Iran qui donne des munitions au Hamas et soutenue par la Corée du Nord. Un groupe d’États qui essaient de déstabiliser l’ordre mondial. »

Et d’ajouter :

PHOTO GAVRIIL GRIGOROV, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Le président russe Vladimir Poutine lors d’une réunion au Kremlin, à Moscou, le mois dernier

Et le rêve de Poutine, aujourd’hui, c’est d’avoir trois ou quatre guerres. Pour que les États-Unis et les autres pays ne puissent pas se concentrer sur la guerre en Ukraine.

Andreï Kourkov

Parmi ces conflits potentiels, il évoque une guerre possible entre Israël et l’Iran et une autre entre la Chine et Taiwan.

Je continue à interroger Andreï Kourkov au sujet de Vladimir Poutine. Sur ses ambitions, cette fois. S’arrêtent-elles, selon lui, aux frontières de l’Ukraine ?

Je lui dis en douter. Et je lui rappelle que le président russe a déjà soutenu que l’effondrement de l’Union soviétique a été « la plus grande catastrophe géopolitique du siècle » dernier.

« Oui. C’est une idée fixe. Et je crois qu’il a lu au cours des dernières années beaucoup de livres de nationalistes et de chauvinistes russes comme [l’intellectuel] Alexandre Douguine et qu’il veut rendre à la Russie sa grandeur [Andreï Kourkov utilise ici l’expression en anglais : make Russia great again] », répond-il.

« C’est aussi la raison pour laquelle il préfère Trump comme président des États-Unis. Il veut laisser, comme legs, un empire russe. Et il veut rester, dans les manuels scolaires des cours d’histoire pour les enfants russes, comme le tsar qui a réussi à rendre à la Russie sa grandeur. Qui a reconquis les territoires de l’empire russe. »

Pour le freiner, on sait à quel point l’aide militaire des alliés de l’Ukraine est essentielle. Or, elle demeure insuffisante et elle n’est pas offerte assez promptement, prévient l’écrivain.

Même qu’il est persuadé que les délais dans la livraison de l’équipement militaire ont permis aux Russes de renforcer leurs positions et que c’est ce qui rend désormais la contre-offensive ukrainienne si pénible.

« L’aide humanitaire et l’aide aux réfugiés sont vraiment très appréciées par l’Ukraine », dit-il, en louant spécifiquement les efforts du Canada.

« Mais avec l’aide militaire, avec les équipements, les munitions, etc., ça bouge toujours très, très lentement », constate-t-il.

PHOTO BERTRAND GUAY, AGENCE FRANCE-PRESSE

Andreï Kourkov, écrivain

Il m’arrive de penser que c’est une politique spéciale pour prolonger la guerre, peut-être pour donner plus de temps au gouvernement russe pour accepter qu’il ne peut pas gagner. Mais ça coûte trop de vies aux Ukrainiens.

Andreï Kourkov, écrivain

Il cite alors un général russe qui a rappelé que « l’Ukraine a une réserve de 4 millions d’hommes alors que la Russie en a une réserve de 40 millions ».

Pas besoin d’être un stratège militaire pour comprendre ce qu’en tirent comme conclusions à la fois le général russe et l’écrivain ukrainien.

La résistance ukrainienne est peut-être le plus grand obstacle aux idées de grandeur de Vladimir Poutine… mais elle ne sera pas éternelle.

Qui est Andreï Kourkov ?

  • Né en Russie en 1961.
  • Il déménage à Kyiv, capitale de l’Ukraine, lorsqu’il est enfant.
  • Son premier roman, Le pingouin, est publié dans les années 1990. C’est aussi son plus célèbre.
  • Son œuvre compte, au total, une vingtaine de romans. L’un des plus récents, Les abeilles grises, lui a valu à la fois le prix Médicis étranger en 2022 et le Prix des libraires du Québec en mai dernier.

Où entendre Andreï Kourkov ?

  • De passage à Montréal, l’écrivain participera à une rencontre à la librairie Gallimard, animée par Michel Désautels, le vendredi 24 novembre à 17 h 30.
  • Il sera la vedette d’un grand entretien au Salon du livre, animé par Marie-Andrée Lamontagne, le samedi 25 novembre à 16 h 15.
  • Il participera à des séances de dédicaces au Salon du livre du vendredi 24 au dimanche 26 novembre.
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