Comment ne pas être bouleversé par ce qui est survenu en France le 13 octobre, en marge du conflit israélo-palestinien qui renaît ? Dominique Bernard, prof de lettres d’un lycée d’Arras, dans le nord du pays, a été assassiné par Mohammed Mogouchkov, un Tchétchène radicalisé de 20 ans, ancien élève de l’établissement.

Le crime est survenu presque trois ans jour pour jour après la sauvage décapitation de Samuel Paty par un autre islamiste. On avait dit « plus jamais ». Pourtant, un autre enseignant est tombé. Lors de la minute nationale de silence à la mémoire de Bernard, 179 incidents ont été signalés, 68 relevant de l’apologie du terrorisme, a rapporté le ministre de l’Éducation de la France. « Il l’a cherché, c’est mérité. » « Moi, je vais dire Allah Akbar… »

Le terroriste venait d’une famille radicalisée. Père, frères, cousins déjà fichés. Il parlait ouvertement de sa haine de la France et visait clairement un prof de français ou d’histoire, pour faire symbole. Depuis ce jour funeste, les appels aux attentats à la bombe se multiplient dans les écoles, des profs ont peur d’enseigner, des élèves les défient ouvertement. Des gamins de 12, 15, 16 ans.

Ça parle d’un refus de faire corps avec le pays d’accueil. D’une haine de la France qui s’exprime librement et de ses symboles que sont les professeurs. Les fous de Dieu, dans leur fanatisme, ont parfaitement saisi la puissance de la fonction. L’école est le lieu commun par où passe cette idée fondamentale d’un avenir qui se construit, laïque.

Les profs sont tétanisés : qui sera le troisième, tué pour avoir voulu faire sa job ? Depuis (mais ça avait commencé après Samuel Paty), ils se retiennent. Certains évitent d’aborder de front des sujets qui fâchent une partie des élèves, ne se risquent pas à les confronter, pas plus que leurs parents remontés.

J’évoque cette histoire française, car elle est bouleversante et symbolique. Mais elle a aussi des échos chez nous. Les jours qui ont suivi le meurtre de Dominique Bernard, on apprenait à l’émission 15-18, sur ICI Première, que la Clinique Polarisation du CIUSSS du Centre-Ouest de l’Île-de-Montréal a dû intervenir auprès de jeunes qui réagissaient de « façon variable » au geste. Il y a, dans des écoles montréalaises, des enseignants aux prises avec des élèves dont les valeurs sont, pour le moins, « confrontantes »…

Certes, le Québec vit un contexte plus soft, la radicalisation n’y a pas la même ampleur, les discours haineux sont moins décomplexés, mais nos profs sont à l’épicentre de bouleversements sociaux. Ils ont déjà dû faire face à la salve d’essais que représentait la demande de lieux de prière dans les écoles. Mais nos profs sont surtout débordés sur d’autres fronts. Ils gèrent les questions de genre et de sexe, naviguent à travers les eaux du français inclusif, de l’interprétation de l’histoire. Nous sommes à des années-lumière des menaces de décapitation. Heureusement.

Mais il y a un point commun entre la France et le Québec : les professeurs sont au front en ce qui concerne la formation des futurs citoyens. Ils portent une charge inouïe sur leurs épaules, que peu de professions partagent. Nous, la société, les politiciens, les parents, exigeons d’eux bien plus que ce que leur description de tâche requiert. Ils produisent du symbolique.

Les enseignants québécois sont sous-payés, formés au rabais, expédiés illico dans des milieux difficiles, ce qui en décourage un nombre considérable. De plus, dans notre système à trois vitesses, ce sont les profs, au quotidien, qui font réaliser aux élèves que l’école est là pour perpétuer les inégalités socioéconomiques. Alors que l’école publique, telle que conçue par le rapport Parent, voulait donner à tous des chances égales.

Les profs, ces héros du quotidien, sont abandonnés à eux-mêmes, au milieu d’une lourde bureaucratie. Ils sont submergés sous les tâches qui s’additionnent, on leur confie la MISSION de former des jeunes de plus en plus disparates, trop nombreux, dans une société qui change à une vitesse folle. Ils doivent fournir outils et repères, eux à qui on en donne de moins en moins. Ils sont souvent menacés par des parents insatisfaits, voire des enfants furieux. Certains développent à présent des réflexes de protection, des techniques d’évitement.

Le Québec n’est pas la France et ne le sera probablement pas. Les deux sociétés sont différentes dans leur rapport à la laïcité et à l’immigration, notre système à trois vitesses est aussi un cas à part. Mais dans les deux sociétés, c’est par l’école que les valeurs civiques se définissent et se transmettent. Les profs sont au front, dépositaires de cette mission. Ils forment plus que les travailleurs de demain : des citoyens outillés qui partagent du commun.

Ce sont les enseignants qui, au quotidien, font les accommodements, mènent les petits combats, poussent des arguments, se retiennent sur d’autres. C’est à eux que nous confions, les yeux bien fermés, la tâche de faire société. Nous voulons croire en eux. Leur rôle social est capital. Si nous ne le voyons pas, en France, les ennemis de la démocratie, eux, le savent.

Les profs méritent tellement plus. Être soutenus, estimés, payés correctement. Ne les laissons pas seuls. Ils fabriquent la société de demain.

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