Il y aura beaucoup de sourires et de félicitations ce jeudi quand Justin Trudeau, François Legault et une batterie de politiciens (permettez-moi ce jeu de mots…) annonceront l’arrivée de l’usine de batteries de voitures électriques de Northvolt.

On parle du plus important investissement privé au Québec depuis les barrages hydroélectriques. De 3000 emplois bien rémunérés. D’un secteur économique prometteur.

Tout cela est vrai.

Mais il est tout à fait légitime de se demander si tout cela vaut le coup.

Les contribuables paieront une fortune pour attirer ces emplois, probablement les plus subventionnés de l’histoire du Québec. Ils paieront à terme jusqu’à environ 80 % du coût initial du projet, un pourcentage de subventions extrêmement élevé.

Comme les États-Unis, la France, l’Allemagne et d’autres pays européens, le Canada est entré dans la course des subventions pour attirer des usines de batteries électriques.

En fait, non. Il n’est pas seulement entré dans la course. Il mène la course aux subventions, ex æquo avec les États-Unis. Les deux pays sont loin devant.

En Ontario, les usines similaires de Volkswagen et de Stellantis (ex-Chrysler) ont été subventionnées à des niveaux stratosphériques : entre 50 % et 65 % de la facture sera assumée par les contribuables.

Pour Volkswagen, les gouvernements investiront entre 8 et 13 milliards (selon le niveau de production), et l’entreprise investira 7 milliards. Le fédéral paie les deux tiers des subventions, la province un tiers. Ça revient entre 2,7 et 4,3 millions de subventions par emploi direct.

On répète : jusqu’à 4,3 millions de fonds publics par emploi.

PHOTO GRACE RAMEY, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

En 2022, l’administration Biden a mis le paquet avec des subventions massives pour inciter à construire des usines de batteries électriques aux États-Unis, comme ici à Bowling Green, au Kentucky.

Tout ça est la faute de Joe Biden. Le président américain veut une révolution industrielle verte, un objectif louable. En 2022, son administration a mis le paquet avec des subventions massives pour inciter à construire des usines de batteries électriques aux États-Unis.

Résultat : les constructeurs jouent les pays les uns contre les autres pour l’obtention des usines, et les pays ont dû augmenter leurs subventions.

L’Europe a haussé ses subventions, sans suivre complètement les Américains. La Grande-Bretagne a payé 13 % de l’usine de Tata (500 millions sur 4 milliards de livres sterling), la France, 29 % de l’usine de ProLogium à Dunkerque (1,5 milliard sur 5,2 milliards d’euros)⁠1.

Le Canada a décidé d’égaler les subventions de son voisin du Sud. Les fonds publics paient entre 50 % et 65 % des coûts en Ontario.

Pour Northvolt au Québec, ça coûtera encore plus cher. Pour un projet de 7 milliards, les gouvernements subventionneront à terme jusqu’à 5,6 milliards, soit 80 % du coût inital du projet. Ça revient à jusqu’à 1,9 million de subventions par emploi direct. (Ottawa investira jusqu’à 4,4 milliards, mais la somme réelle des subventions du fédéral est plutôt de 3,6 milliards en excluant les prêts remboursables et la prise de participation dans Northvolt. Québec investira jusqu’à 2,9 milliards, mais la somme réelle des subventions de Québec est plutôt de 2 milliards, car 900 millions seront offerts en prêt remboursable et en prise de participation dans Northvolt. Québec estime qu’il rentabilisera ses subventions dans Northvolt en neuf ans).

S’il voulait attirer les usines de batteries, le gouvernement Trudeau ne pouvait faire autrement qu’égaler l’offre des Américains. Sauf que ça coûte terriblement cher.

Le raisonnement d’Ottawa : si les usines de batteries s’établissent au Canada, le reste de l’écosystème de la filière batterie suivra. « La vraie valeur, ce n’est pas l’usine de batteries, c’est la chaîne de production et de transformation des minéraux », dit Bentley Allan, professeur à l’Université Johns Hopkins et spécialiste de la filière batterie.

Pour chaque emploi dans une usine hautement subventionnée, le fédéral espère créer 10 emplois ailleurs dans la chaîne d’approvisionnement. Ottawa se base sur un rapport du Trillium Network⁠2.

C’est ainsi que Justin Trudeau a déclaré au printemps que « le Canada va récupérer son investissement [dans l’usine de Volkswagen] en cinq ans, grâce aux retombées économiques » ⁠3.

Ça n’arrivera probablement pas.

En comptant uniquement les recettes fiscales générées par les usines Volkswagen et Stellantis, le Directeur parlementaire du budget a conclu qu’il faudra 20 ans pour que les gouvernements rentrent dans leur argent⁠4.

Comme il y aura des emplois indirects, la réalité sera quelque part entre les deux.

De son côté, Québec estime qu’il lui faudra entre 10 et 20 ans pour rentabiliser, avec les recettes fiscales, les subventions aux usines de cathodes de Ford et GM/Posco, a indiqué le cabinet du ministre Pierre Fitzgibbon. C’est une estimation plus réaliste. En comptant Ottawa et Québec, les contribuables paieront 50 % du coût total des deux usines (coût total de 1,2 milliard pour Ford et de 600 millions pour GM/Posco).

Aurait-on dû laisser le chemin libre aux Américains ? Plusieurs intervenants du milieu des affaires pensent que oui.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Le PDG de la Banque Nationale, Laurent Ferreira, n’est « pas un fan » des subventions à la filière batterie.

Le PDG de la Banque Nationale, Laurent Ferreira, n’est « pas un fan » des subventions à la filière batterie, a-t-il dit la semaine dernière.

« On se lance très fortement dans une filière qui est peut-être gagnante à long terme, mais on met tous nos œufs dans le même panier, dit Pedro Antunes, économiste en chef du Conference Board du Canada. Ça m’inquiète un peu. Ça crée une dépendance [aux subventions]. Et où va-t-on trouver les gens pour ces nouveaux emplois ? »

Greig Mordue, professeur en politiques manufacturières à l’Université McMaster, pense qu’on aurait dû passer notre tour. Usine ou pas, « nous aurions eu ces emplois [dans la transformation des minéraux] de toute façon », dit-il.

Au moins, même dans la démesure, Ottawa s’est protégé. Si les subventions américaines tombent, les subventions canadiennes tomberont aussi. La majorité des subventions (jusqu’à 4,6 milliards) sera aussi versée au fil de la vente des batteries, jusqu’en 2030.

Le dilemme du gouvernement Legault était différent. Si Ottawa allonge les milliards, Québec serait fou de laisser seulement l’Ontario en profiter.

Le Canada fait-il une erreur en couvrant d’or les usines de batteries électriques ? Peut-être. On le saura dans une décennie.

C’est très compliqué, périlleux et audacieux pour un gouvernement de créer une nouvelle industrie à coups de subventions. Même quand ça marche, ça coûte cher. Depuis 25 ans, le Québec est devenu l’une des capitales mondiales du jeu vidéo, en raison d’un généreux crédit d’impôt. Malgré ce beau succès, les subventions au jeu vidéo ont un rendement fiscal soit faible, soit négatif (ça dépend de la méthode de calcul)⁠5.

Pour le jeu vidéo, on parle d’un crédit d’impôt provincial de 135 millions par an (pour l’année 2014).

Pour la filière batterie, on est sur une autre planète. Québec veut investir au moins 5 milliards. Le chéquier d’Ottawa est encore plus gros.

À moins d’avoir une machine qui permet de voyager dans le futur, on ne peut pas dire avec certitude si c’est une bonne affaire ou non.

Mais ça donne assurément le vertige.

Cette chronique a été mise à jour jeudi matin à la suite du dévoilement des détails financiers de l’entente des gouvernements avec Northvolt.

1. Lisez un article du Financial Times (en anglais ; abonnement requis) 2. Consultez le rapport Canada’s New Economic Engine (en anglais) 3. Lisez un article de Radio-Canada 4. Consultez une analyse du Bureau du Directeur parlementaire du budget 5. Lisez l’article « Jeux vidéo : l’aide de Québec moins rentable » Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue