J’ai un peu l’impression d’être seul dans ma gang, mais j’y vais quand même : c’est épouvantable que le gouvernement de Justin Trudeau cherche à savoir qui est un « bon libéral », au moment de nommer des juges.

Comment, vous ne le saviez pas ?

Ben, pas étonnant, c’est comme si cette histoire dévoilée la semaine dernière par le Globe and Mail était une chose normale. Ça n’a eu qu’un retentissement limité. Comme si c’était normal. Ce n’est pas normal.

Je résume. Ottawa nomme des juges partout, même dans les provinces. Être juge, c’est évidemment un poste convoité quand on est avocat. Il y a un système complexe de listes, de recommandations, de consultations, de vérifications.

La liste restreinte de candidats atterrit à Ottawa pour des vérifications finales par le bureau du premier ministre et par le ministère de la Justice.

On passe les candidatures dans toutes sortes de tamis pour s’assurer que les candidats sont qualifiés et qu’ils ne traînent aucune casserole. On entre leurs noms dans des bases de données médiatiques pour s’assurer qu’ils n’ont pas vécu de controverses embarrassantes, par exemple.

Et, parmi ces tamis, a-t-on appris grâce au Globe, le bureau du premier ministre vérifie si les candidats à la magistrature figurent dans l’outil de gestion Libéraliste.

Qu’est-ce que Libéraliste ?

C’est une base de données du Parti libéral du Canada (PLC) qui répertorie des données comme qui est (ou a été) membre du Parti libéral du Canada, qui a donné de l’argent au Parti libéral du Canada et qui a voté dans une course à la direction du Parti libéral du Canada.

Tous les partis ont des bases de données semblables. Ils s’en servent pour mobiliser leurs partisans, pour solliciter des dons, « faire sortir le vote ». Libéraliste est cependant la « Cadillac » des bases de données politiques, selon un reportage d’Alec Castonguay dans L’actualité, l’un des premiers à s’intéresser à ces bases de données partisanes.

Lisez l’article de L’actualité

Libéraliste compile toutes sortes d’informations, disais-je, même des infos cocasses, comme qui a planté la pancarte d’un candidat libéral local sur sa pelouse. Jeffrey F. Harris, avocat du Manitoba, a donné 31 000 $ au PLC entre 2004 et 2018. Avant d’être nommé juge en 2018, il avait reçu des pancartes libérales à poser sur sa pelouse aux élections de 2011 et 2015.

Il n’y a rien d’illégal à ce que des partis compilent des données sur leurs membres et sympathisants. Je le répète, ils le font tous.

Mais voilà, avant de nommer des juges, le bureau du premier ministre vérifie qui, parmi les candidats, figure dans Libéraliste. Le bureau du premier ministre passe les candidats à la magistrature dans le tamis de la partisanerie.

Grimpez-vous dans les rideaux ?

Moi, si.

Mais comme je vous dis, je suis un peu seul de ma gang, au Québec et au Canada, à m’émouvoir de cette histoire.

Depuis que le Globe a sorti l’histoire du tamis de Libéraliste pour déterminer qui devient juge ou pas, il faut vraiment tendre l’oreille pour entendre des chemises se déchirer à ce sujet. Même les conservateurs sont très, très discrets.

On sait par exemple depuis la semaine passée que 25 % des 289 juges nommés par le gouvernement Trudeau étaient de bons libéraux, qui figuraient sur Libéraliste. Eh oui, 25 % : est-ce cela qu’on appelle une aberration statistique ? Je sais juste ceci : un juge sur quatre nommé par Justin Trudeau est un « bon libéral »…

En guise de comparaison, 6 % avaient donné aux conservateurs, aux néo-démocrates ou aux verts…

Avant de devenir juges, ceux qui parmi ces 289 avocats avaient donné à un parti politique avaient donné pour un total global de 321 000 $. Le pourcentage de ces 321 000 $ qui a été donné au Parti libéral du Canada : 90,1 %…

Je ne doute pas du professionnalisme de la magistrature canadienne. Mais des juges nommés sur la foi de références partisanes, au Québec, ç’a donné une commission d’enquête quand la chose a été ébruitée, la commission d’enquête Bastarache. Et ç’a provoqué la réforme du système de nomination des juges par Québec, système qui est désormais étanche au point de vue partisan.

Au Canada, le Globe and Mail révèle une histoire sur la nomination des juges par le fédéral qui est dans les mêmes eaux partisanes que ce qui a provoqué la commission Bastarache et…

Eh bien, rien ! Bruits de criquets.

Même les conservateurs sont bien silencieux sur ces révélations, comme je le disais, ils ne fessent pas sur ce clou-là… eux qui sont pourtant impitoyables face aux libéraux, à 171 jours des prochaines élections fédérales.

Je ne doute pas du professionnalisme des juges nommés par Ottawa. Mais je ne comprends pas pourquoi le bureau du premier ministre vérifie les antécédents partisans des candidats à la magistrature. Ça n’a rien à voir, ça ne devrait avoir rien à voir.

Mais ce qu’on peut raisonnablement déduire du tamis de Libéraliste, c’est que les candidats à la magistrature peuvent penser que donner au Parti libéral du Canada, c’est une bonne idée si on veut devenir juge.

C’est le syndrome du « on sait jamais », comme dans : « On sait jamais, ça peut pas nuire… »

C’est le même pacte immoral qui présidait jadis aux relations entre les partis politiques québécois et les firmes de génie et de construction : personne ne disait à ces entrepreneurs qu’ils allaient recevoir des contrats publics en échange de dons au Parti libéral du Québec (et dans une moindre mesure au Parti québécois)…

Mais on les invitait à rencontrer le ministre dans des activités où il fallait contribuer à la caisse du parti. On les écoutait parler de leurs projets. Le message était clair : « On sait jamais, ça peut pas nuire… »

Alors ils donnaient. Ils donnaient beaucoup. On sait jamais… Ces avocats qui veulent être nommés juges par Ottawa doivent se dire la même chose. Alors ils donnent au PLC…

Si l’affaire de Libéraliste survenait au Québec, des élus seraient déjà en fâcheuse posture, 25 chroniques auraient déjà réclamé des têtes et La joute montrerait des commentateurs en état d’apoplexie.

Mais ça se passe à Ottawa. Et comme je l’ai déjà écrit : Ottawa, c’est loin, c’est métaphoriquement loin du plancher des vaches, alors c’est le genre de petite saloperie qui passe dans le beurre.

TRUDEAU, PAS COUPABLE

Le PM s’est fait invectiver par un citoyen d’Ottawa le week-end dernier, lors d’une séance de remplissage de sacs de sable dans le nord d’Ottawa.

L’homme a crié après Justin Trudeau, disant que sa prise de photo ralentissait les opérations.

Ç’a fait de la bonne télé. Vous avez sans doute vu les images. Je les ai vues, comme tout le monde. Je les ai commentées à la radio, sous l’angle des dangers des selfies. J’avais tort : la séquence ne disait pas tout.

Le journaliste de CTV David Akin était sur place. Il a raconté ce que d’autres citoyens présents ont dit : Trudeau ne ralentissait pas du tout les efforts de remplissage de sacs de sable.

CAPTURE D’ÉCRAN TIRÉE DE TWITTER

Le journaliste de CTV David Akin a raconté sur Twitter qu’il était faux de croire que le premier ministre Trudeau avait ralenti les efforts de remplissage de sacs de sable le week-end dernier dans le nord d’Ottawa.

Bref, l’homme qui s’est énervé s’est énervé pour rien.

La Ville d’Ottawa a même diffusé un communiqué pour nier l’allégation du citoyen, précisant que les opérations de remplissage et de distribution de sacs de sable au moment de la visite du PM se déroulaient même plus vite que la veille et que cette visite n’avait rien retardé.

Bref, je suis le premier à défendre le travail des médias, mais la question ici est embarrassante pour les journalistes qui ont filmé cette scène et leurs patrons qui ont décidé de la diffuser : si ce que le monsieur disait était faux, dans le contexte, pourquoi l’avoir diffusée en boucle ?

Je sais que c’était « de la bonne télé ».

C’est une mauvaise raison, parce que c’était… faux.