Le 17 septembre, Frédéric Marcoux a sorti le scoop du siècle dans L’Express de Drummondville.

Bon, d’accord, pas le scoop du siècle… mais disons, une « maudite bonne histoire », comme on dit dans le métier. Assez bonne pour qu’elle trouve écho dans les grands médias du Québec.

Le journaliste avait aperçu le candidat libéral William Morales enlacer un ex-trafiquant de drogue colombien lors de son assemblée d’investiture, à Drummondville.

PHOTO TIRÉE DE FACEBOOK

Frédéric Marcoux, ex-journaliste de L'Express de Drummondville

Les médias nationaux sont vite passés à autre chose. Frédéric Marcoux, lui, a continué à creuser. Il a poussé son enquête plus loin. Il s’est intéressé à la communauté colombienne de Drummondville.

La tension est montée. Il s’est senti épié, intimidé. Il a même déposé une plainte à la Sûreté du Québec.

Au journal, ses patrons lui ont demandé de lâcher prise. Pourquoi ne couvrirait-il pas plutôt sa grande passion, le football ? Il a refusé.

Depuis hier, Frédéric Marcoux n’a plus d’emploi.

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Cette histoire a tout d’un scénario d’Hollywood.

Un politicien aux accointances louches.

Un jeune journaliste intrépide qui ne recule devant rien pour faire éclater la vérité.

Un cartel de drogue colombien.

Une voiture qui rôde dans un parking sombre.

Un parti au pouvoir qui tente par tous les moyens de balayer cette affaire sous le tapis…

Hier, j’ai vu la twittosphère s’enflammer. « La mafia libérale de Justin Trudeau semble avoir le bras long », s’est indigné l’un. « Scandaleux ! ! ! », a tweeté l’autre.

Sauf qu’on n’est pas au cinéma.

On n’est pas dans un roman d’espionnage.

C’est bête, mais pour autant qu’on prenne la peine de s’y arrêter, la réalité est pas mal moins scandaleuse, ou en tout cas plus nuancée, qu’on aime se le faire croire.

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Une semaine après la publication de son scoop, le 24 septembre, Frédéric Marcoux a recueilli les réactions de William Morales dans un parc de Drummondville.

Le journaliste de 24 ans s’est senti intimidé. Filmé d’un peu trop près par un proche du candidat. Il a ensuite eu l’impression d’être suivi dans les rues de la ville.

Ça ne s’est pas arrangé au journal. Une voiture inconnue s’est garée dans le parking. Un homme a noté son numéro de plaque d’immatriculation.

C’était troublant. Assez pour que la rédactrice en chef, Lise Tremblay, téléphone à la police. Et demande à Frédéric Marcoux de renoncer à son enquête.

Le journaliste a enregistré sa patronne à son insu.

« Ça peut aller bien plus loin que ça, l’a-t-elle prévenu. On ne le sait pas, on n’est pas dans leur tête. En cas de doute, moi, je joue la carte de la prudence. Je veux qu’on soit prudents et qu’on se retire de ce dossier-là.

« T’as fait une c*** de bonne job la semaine passée en trouvant ça, pour vrai, c’était le coup du siècle, c’était vraiment très bon, mais là, il faut savoir arrêter quand c’est le temps. »

Frédéric Marcoux s’entêtait. Renoncer à cette histoire, pour lui, c’était un manque de courage.

Lise Tremblay a insisté : 

« Il y a plein d’autres affaires, il y a des usines qui font trop de bruit en ville, il y a des citoyens qui se plaignent… Un moment donné, il faut juste savoir lâcher prise. »

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Frédéric Marcoux était secoué quand il est rentré chez lui ce soir-là. Il n’a pas écrit son article. Le lendemain matin, il ne s’est pas pointé au journal.

Ses patrons ont tenté de le joindre sur son cellulaire. Sans succès. Ils étaient inquiets…

Jusqu’à ce qu’ils entendent Bernard Drainville, au 98,5 FM, rapporter le contenu de l’interview menée par leur propre journaliste avec William Morales. Ce dernier soutenait que l’ex-trafiquant de drogue était une simple connaissance.

L’inquiétude des patrons a viré à la frustration.

« Aucun journaliste ne peut alimenter un autre média avant même que l’information ait été traitée et diffusée par votre employeur », a écrit Lise Tremblay dans l’un des quatre avis disciplinaires que Frédéric Marcoux a reçus ce jour-là.

« J’avais peur d’être censuré », explique le journaliste.

C’est pour ça qu’il a transmis la bande audio de l’interview au 98,5 FM. « Mes boss avaient peur. Je ne pouvais pas faire ma job correctement. Il fallait que ça sorte. »

Frédéric Marcoux a reçu un autre avis disciplinaire pour être arrivé en retard à une formation, et un autre encore pour avoir accordé des entrevues à des médias concurrents sans avoir prévenu ses supérieurs.

Mais surtout, L’Express lui a reproché d’avoir poursuivi son enquête sur la communauté colombienne, un « geste d’insubordination » envers sa patronne, qui lui avait demandé d’arrêter.

Frédéric Marcoux a été suspendu pour deux jours. Il en a pris trois autres pour réfléchir. Quand il est finalement rentré au journal, hier matin, une entente mutuelle de fin d’emploi l’attendait.

Il ne se voyait pas continuer. Il a accepté l’offre de L’Express de Drummondville.

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C’est l’éditeur du journal, Dave Beaunoyer, qui a préparé la lettre d’entente. Lui non plus ne voyait pas comment son employé aurait pu continuer. « Il n’était pas heureux. »

Il jure n’avoir reçu aucune menace, ni subi la moindre pression, de la part de qui que ce soit.

Il n’a jamais craint les représailles du monde interlope, mais admet que sa rédactrice en chef a cédé à la peur, pendant un temps, la semaine dernière.

Surtout, il n’a pas censuré son journaliste. 

Non seulement a-t-il publié le premier reportage – celui qui a fait tant de bruit dans les grands médias –, mais il en a publié… cinq autres sur le même sujet dans les jours suivants.

Dave Beaunoyer considérait avoir fait le tour du jardin.

Seulement, Frédéric Marcoux s’est acharné. Il ne voulait pas lâcher le morceau. Il n’en dormait plus.

« On était rendu à gratter d’autres affaires qui n’avaient plus de liens avec cette histoire », dit l’éditeur. Il y avait des risques de dérapage, d’amalgames.

« Ce genre d’enquête, c’est loin de la mission d’un journal communautaire. Je n’ai pas beaucoup de ressources. Il y avait une histoire, et il l’a faite. »

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À première vue, cette histoire est celle d’un journal qui empêche son employé d’enquêter sur une affaire potentiellement explosive.

C’est un peu ça… mais pas seulement ça.

C’est aussi l’histoire d’un journal local qui tire le diable par la queue – et qui n’a pas les moyens d’affecter un de ses rares journalistes à une enquête de longue haleine.

Par un drôle de hasard, l’affaire a éclaté hier, le jour même où le gouvernement du Québec annonçait une aide de 50 millions aux médias écrits en crise.

Ceux qui aiment les complots faciles y verront une preuve que l’État ne doit surtout pas aider les médias, puisque ces derniers se sentiront redevables – en congédiant leurs journalistes un peu trop dérangeants.

J’y vois au contraire l’importance cruciale de soutenir les grands médias, pour ne jamais voir disparaître leurs solides équipes d’enquête.

L’importance cruciale, aussi, de soutenir les journaux locaux, pour qu’ils continuent à veiller au grain.

Parce que sans Frédéric Marcoux et L’Express de Drummondville, les relations d’un candidat libéral et d’un ex-trafiquant de drogue n’auraient jamais été exposées au grand jour.