On s’était donné rendez-vous au Roost, petit resto de la petite ville d’Inuvik, dans les Territoires du Nord-Ouest.

« Je suis le vieux qui ressemble au père Noël », m’avait texté Rick Campbell pour que je puisse le reconnaître à travers la foule de trois ou quatre personnes attablées devant leurs plats de burgers et de mets chinois.

On peut dire que j’ai du flair, parce que je l’ai reconnu tout de suite.

Rick Campbell est directeur des travaux publics d’Inuvik, municipalité de 3500 habitants entièrement construite sur le pergélisol. Les effets dévastateurs des changements climatiques, il connaît. Trop bien.

Je grimpe à bord de sa camionnette. D’une rue à l’autre, il me montre des terrains affaissés, des arbres effondrés, des maisons juchées sur des crics, question de les redresser à mesure que fond le pergélisol.

Ici, les tuyaux d’eau et d’égout ne sont pas enfouis dans la terre gelée. Ils serpentent à la surface, le long des routes, dans les cours des maisons. Et les pieux qui tiennent ce réseau en place sont plantés dans un sol… mouvant.

« Avant, les pieux étaient plantés à trois ou quatre mètres de profondeur. Il y a quelques années, nous sommes passés à sept mètres et maintenant, nous sommes rendus à huit mètres », m’explique Rick Campbell.

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Rick Campbell, directeur des travaux publics d’Inuvik

C’est qu’il faut creuser de plus en plus profondément pour atteindre le sol gelé. L’inexorable fonte du pergélisol coûte une fortune à la ville désargentée.

Rick Campbell me raconte les années 70 et 80. La belle et grande époque de la ruée vers l’or noir du Grand Nord. L’époque des multiples forages pétroliers et gaziers dans la mer de Beaufort, dans l’océan Arctique.

Inuvik était au cœur de tout ça. Les emplois étaient bons. L’argent coulait à flots. « La ville comptait presque 5000 habitants. Elle était en plein essor. »

Aujourd’hui, Inuvik vivote grâce à une poignée d’emplois dans le tourisme et la fonction publique, regrette-t-il.

Rick Campbell me raconte tout ça, au volant de sa camionnette, quand le paradoxe me frappe.

Voilà un homme qui se bat tous les jours contre les effets du réchauffement climatique.

Il sait parfaitement que la température continuera à grimper, que le pergélisol continuera à fondre.

Il sait que le pire est à venir.

Et pourtant, il ne souhaite rien autant que le retour d’une industrie qui a largement provoqué ce cauchemar climatique.

Il faut bien vivre.

***

On a cru au retour des années fastes, à Inuvik.

En 2014, le gouvernement conservateur de Stephen Harper a annoncé la construction de « la route des ressources », qui relierait Inuvik à la communauté inuite de Tuktoyaktuk, au bord de l’océan Arctique.

Il a fallu quatre hivers – et 300 millions de dollars – pour construire la route de 140 kilomètres en pleine toundra. L’idée était de faciliter l’exploration pétrolière et gazière dans la mer de Beaufort.

Il y avait de quoi rêver. Des milliards de barils de pétrole dorment dans les profondeurs de l’Arctique. Pas moins de 13 % des réserves mondiales, selon les estimations. Et avec la fonte du couvert de glace, ces réserves sont de plus en plus accessibles.

Mais à la fin 2016, avant même l’ouverture de la route, le gouvernement libéral de Justin Trudeau a annoncé un moratoire sur tout nouveau forage dans l’Arctique, question de protéger le fragile écosystème du Grand Nord.

À Inuvik et à Tuktoyaktuk, tous les espoirs de relance ont coulé au fond de l’abysse.

« On construit une route des ressources, puis on ferme la porte à ces ressources ! », s’indigne Rick Campbell. Selon lui, l’unique député des Territoires du Nord-Ouest, le libéral Michael McLeod, en paiera le prix aux urnes.

Il faut dire que le moratoire, ici, n’a pas fait beaucoup d’heureux. Le propre frère du député, Bob McLeod, premier ministre des Territoires du Nord-Ouest, a émis une « alerte rouge », accusant le gouvernement libéral de mettre en péril l’avenir économique de la région.

« Quand vous fermez une grosse industrie comme celle-là, il y a des conséquences sur la vie des familles », dit Rick Campbell Deux de ses quatre fils ont migré au Sud.

Il n’y avait pas de travail pour eux à Inuvik.

***

On a tendance à penser que les autochtones, souvent très proches de l’environnement, sont tous farouchement opposés à l’exploration pétrolière au Canada.

Certaines communautés le sont, bien sûr. Mais à Tuktoyaktuk, un village inuit dont l’existence même est menacée par le réchauffement climatique, je n’ai trouvé personne pour me parler des méfaits du pétrole. Au contraire.

Ici aussi, on regrette les belles années des forages dans la mer de Beaufort. À l’époque, il y avait plus d’emplois, plus de logements. Moins de misère humaine.

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Eddie Dillon, président de la Tuktoyaktuk Community Corporation

Trudeau a annoncé un moratoire, puis, il s’est retourné et a acheté… un pipeline ! »,

Eddie Dillon, président de la Tuktoyaktuk Community Corporation

D’un côté, le Canada de Justin Trudeau s’est posé en champion de la lutte contre les changements climatiques. De l’autre, il a promis d’accroître ses exportations pétrolières.

Difficile d’accuser Tuktoyaktuk de faire preuve d’incohérence quand l’exemple vient d’aussi haut.

Bien sûr, à long terme, il faut sortir du pétrole.

C’est une question de survie pour la planète – et pour Tuktoyaktuk, en particulier. Là-bas, les côtes s’érodent à vue d’œil, comme je l’écrivais, hier, dans mon reportage sur ce village du bout du monde.

Mais à court terme ?

Tuktoyaktuk peine à survivre. Comment lui reprocher de vouloir améliorer son sort ? Comment lui demander de renoncer à l’argent du pétrole pour sauver l’avenir de la planète ?

« On nous a dit qu’il y avait autre chose que le pétrole. On nous a dit de penser au tourisme », dit M. Dillon.

Ce n’est pas complètement farfelu. Après tout, le village inuit est relié pour la première fois au reste du monde par une route toute neuve – la seule route au Canada qui mène à l’océan Arctique. Des milliers d’aventuriers seraient sans doute prêts à venir s’y tremper le bout des orteils.

Mais il faut plus qu’une route pour développer une industrie. Les élus semblent l’avoir oublié, regrette M. Dillon.

« C’est comme si on nous avait dit : “Voilà la route, maintenant débrouillez-vous.” Mais on n’a pas l’argent pour répondre aux besoins des touristes. On a installé quelques tables de pique-nique, c’est tout. On n’a même pas de parking. On n’a rien. »

À Tuktoyaktuk, l’urgence n’est pas que climatique.