Alors que François Legault se prépare à aller négocier l’avenir du développement hydroélectrique avec son homologue de Terre-Neuve-et-Labrador, il faut connaître la version terre-neuvienne de l’histoire.

Tout commence en 1952. Joey Smallwood, le premier ministre de la nouvelle province de Terre-Neuve, rêve qu’elle ne soit plus la plus pauvre au pays.

Il prend contact avec des banquiers britanniques qui fondent la British Newfoundland Corporation, mieux connue sous l’acronyme Brinco. La nouvelle société se fera donner des terres et surtout des droits d’exploitation du potentiel hydroélectrique du fleuve Hamilton (il sera renommé Churchill en 1965, après la mort de Winston Churchill).

Brinco connaît peu l’hydroélectricité, elle se cherche donc des partenaires et choisit la Shawinigan Engineering, liée à la Shawinigan Water and Power qui exploite plusieurs barrages au Québec.

Hamilton Falls est loin de tout : à 180 km de la frontière du Québec et encore bien plus loin des grandes villes. La solution serait de faire passer des lignes de transmission vers le sud, mais le gouvernement du Québec s’y opposait – et s’y oppose toujours. Dans les faits, le seul client potentiel pour cette électricité est le Québec.

Arrivent l’élection de Jean Lesage en 1960 et, surtout, la nationalisation de l’électricité en 1962 par laquelle Hydro-Québec deviendra propriétaire des 20 % des actions de la Shawinigan, qui vient d’être nationalisée. Smallwood est furieux et croit que le gouvernement Lesage se servira de ses actions à des fins politiques.

Brinco entame des négociations avec Hydro-Québec, qui se montre intéressée par un contrat à long terme d’au moins 30 ans. Mais les 20 % des actions de Brinco détenues par Hydro-Québec deviennent un problème. Hydro a un siège au conseil d’administration et Brinco dit que cela serait un conflit d’intérêts potentiel puisqu’Hydro-Québec serait, en quelque sorte, à la fois vendeur et acheteur de l’électricité.

Hydro-Québec conservera son siège au C.A. pendant que les négociations traînent en longueur si bien que, en juillet 1964, Jean Lesage annonce que le projet n’ira pas de l’avant.

S’il ne peut vendre son électricité au Québec, Smallwood active ce qu’il appelle l’« Anglo-Saxon route » qui évite le Québec et, par des câbles sous-marins, acheminera l’électricité du Labrador jusqu’en Nouvelle-Écosse, d’où on la vendra sur les marchés canadien et américain.

Cependant, la technologie n’est pas au point. La route anglo-saxonne est abandonnée et la filière québécoise est réactivée. Cette fois, Hydro-Québec négociera.

Après la victoire de Daniel Johnson en 1966, une lettre d’intention sera signée par les deux parties en 1967. Mais avec le temps qui passe, la situation financière de Brinco devient de plus en plus périlleuse. Sans entrées de fonds, les réserves fondent.

Le Québec exploitera au maximum son avantage. Entre autres, Hydro-Québec fait rajouter 25 ans à la durée du contrat initial de 40 ans. Le prix payé dans cette seconde partie du contrat va même diminuer. On parle d’environ un cinquième de cent le kilowattheure, alors qu’on vend aux États-Unis jusqu’à 8,2 cents le kilowattheure. Dans les barrages d’Hydro-Québec, le coût de production est d’environ 2 cents le kilowattheure.

Bien sûr, Hydro-Québec a accepté une partie du risque financier et garantira certains prêts pour Churchill Falls, mais le contrat final qui sera signé en 1969 reste extrêmement avantageux pour le Québec.

Pour Terre-Neuve-et-Labrador, ce contrat est toujours une humiliation. Par trois fois, la province tentera de le faire annuler par les tribunaux et sera déboutée en Cour suprême du Canada.

Faisons un saut d’une quarantaine d’années. En 2010, une semaine avant de quitter la politique, le premier ministre de Terre-Neuve, Danny Williams, annonce le développement du site de Muskrat Falls au Labrador. Un projet qu’il présente ouvertement comme une vengeance contre le Québec.

« Nous avançons dans le développement du projet du Bas-Churchill, selon nos propres termes et en l’absence de l’emprise géographique du Québec qui en a trop longtemps déterminé le sort », a dit Danny Williams.

Sa successeure, Kathy Dunderdale, en rajoutera l’année suivante. Muskrat Falls est « le moyen d’échapper à l’emprise prédatrice du Québec sur l’économie de notre province... Nous ne serons plus des otages ».

Mais le projet sera un fiasco financier. Une commission d’enquête sur les dépassements de coûts – de 7,4 milliards à 13 milliards de dollars – produit un rapport avec un titre qui dit tout : Un projet malavisé.

Muskrat Falls représente aujourd’hui plus du tiers de la dette nette de Terre-Neuve-et-Labrador. Le gouvernement fédéral a dû faire trois prêts d’urgence. Muskrat Falls fera augmenter la facture des Terre-Neuviens et le coût de revient est si élevé qu’on ne peut revendre cette électricité aux États-Unis.

C’est dans ce contexte que François Legault ira négocier avec Terre-Neuve-et-Labrador pour préparer la fin du contrat de Churchill Falls en 2041 et une participation possible à un autre projet au Labrador, celui de Gull Island.

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il négociera en terrain miné par des années de ressentiment envers le Québec. Mieux vaut être prévenu.