Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent leur vision du monde. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Émilie Bibeau.

« C’est difficile pour elle, la joie, ça ne dure pas longtemps et ça devient vite de la culpabilité. En tout cas, c’est compliqué... »

Ces paroles d’un ami qui me parlait récemment d’une personne qui lui est chère ont résonné longtemps en moi.

C’était confrontant de réaliser que j’avais une vision simpliste ou disons limitée de la joie et que je la voyais simplement comme une émotion naturelle, innée, plutôt que quelque chose qui peut être également difficile ou confrontant...

Cette conversation m’a rappelé cette soirée d’octobre dernier où je suis tombée sur l’émission Tout le monde en parle au moment où l’auteur passionnant Kevin Lambert donnait une entrevue peu de temps après avoir remporté le prix Médicis.

Devant la longue liste de nominations et de prix auxquels son dernier roman était associé, on lui a demandé en fin d’entrevue comment il se sentait face à cette avalanche d’appréciations et il a répondu tout simplement : « Pour citer Louise Dupré, c’est un exercice de joie. J’essaie d’apprendre à vivre la joie. On ne nous apprend pas ça nécessairement [...] » J’avoue que cette réponse m’avait à la fois réjouie et intriguée. Réjouie parce qu’inattendue, intriguée parce que complexe...

Quel est réellement notre rapport à la joie ? Est-ce que vivre la joie, ça s’apprend ?

Charles Pépin, philosophe vulgarisateur et essayiste optimiste que j’affectionne particulièrement, affirme en entrevue avec son éditeur chez Folio qu’il est d’abord important de distinguer joie et bonheur : « Le bonheur est un état de sérénité durable, d’équilibre serein. La joie est beaucoup plus folle, et moins durable : elle est un jaillissement. Le bonheur est incompatible avec la souffrance, la violence ou l’absurdité du monde. La joie, elle, reste possible même quand le bonheur ne l’est plus. [...] chaque seconde de joie nous rappelle que le bonheur est possible. »

Il affirme donc que le bonheur peut être rare, mais pas la joie, ce qui fait d’elle un élément assurément salutaire dans ce vaste parcours humain que nous traversons tous : une marche au premier soleil du printemps qui réchauffe la peau et nous ravit, un apéro entre amis où autant les discussions que les chips sont délicieuses, écouter la finale de Succession, une victoire du Canadien quand on n’y croyait plus, un texto qui dit « je t’aime », un appel téléphonique de l’agence qui t’annonce que tu as été choisie pour un rôle...

Il fait aussi référence au philosophe Henri Bergson, qui parle de la joie comme d’un « élan vital qui nous traverse ».

Un élan vital qui nous traverse ! Je trouve ça franchement magnifique comme définition.

Il nous explique que le lierre qui grimpe est créatif pour contourner les obstacles, que le chien jappe pour attirer l’attention, et que l’être humain, lui, sera tout aussi créatif pour traverser les embûches.

Mais à la différence des plantes et des animaux, l’être humain est créatif de plusieurs manières, ce qui donne, par exemple, un Van Gogh qui peint La nuit étoilée, un Richard Desjardins qui chante Tu m’aimes-tu, une Pina Bausch qui danse Le sacre du printemps, etc. Et que cet élan vital nous donne l’art, une grande source de joie autant pour le créateur que le spectateur.

Il n’en demeure pas moins que la joie, il faut savoir l’accueillir et là se trouve la démarche.

On vous a déjà dit : « Ben voyons, souris, prends du soleil, va marcher pis tout va se régler ! »

Les philosophes ont tendance à contester cette sorte de psycho pop qui évite d’aborder la complexité de la vie et n’est pas de si bon conseil finalement, car les choses sont plus compliquées que : « Mets-toi un sourire dans le visage et ça va bien aller. »

Et nier cette complexité permet difficilement de connecter avec la joie.

Et puis, on ne peut pas éternellement être dans la gratitude chaque seconde de notre vie et se dire que la joie est nécessairement un choix qu’on fait.

La question est beaucoup plus délicate et nuancée.

La solution privilégiée : prôner une joie lucide où je sais que la vie est tough, mais que je choisis de m’y dévouer entièrement quand même, parce que la vie est belle, mais aussi difficile, souvent ardue et, que voulez-vous, c’est comme ça !

Nous ne pouvons pas exiger de la vie qu’elle soit parfaite ou attendre qu’elle le soit pour que notre joie existe.

Dans cette époque particulièrement sombre et anxiogène, remplie de turbulences et d’incertitudes, la joie devient presque un outil de résistance, un service essentiel en quelque sorte...

« Oui, je crois qu’il faut s’exercer à la joie, pour ce qu’elle est, sans attente du résultat et sans trop regarder ailleurs », me disait une amie quand je lui confiais ma réflexion.

Parce que oui, trop regarder ailleurs sera toujours un piège souffrant. Instagram ou tout autre réseau social nous l’enseignent chaque jour et c’est un grand obstacle à notre joie, car « la réalité perd toujours contre l’idéal », comme le dit si justement Charles Pépin.

Plutôt se connecter à ce qui est là. Tout simplement.

Se connecter à nos minuscules joies quotidiennes et aussi à nos grands élans collectifs, sans jugement et... sans peur.

Comme ce soir du 17 juillet sur les plaines d’Abraham où 90 000 personnes ont vibré de cette joie collective, immense, émouvante, plus grande que nature et plus grande que tous ceux qui s’étaient rassemblés pour le concert historique des Cowboys Fringants, et qui ont chanté d’une seule voix avec Karl Tremblay : « Mets ta tête sur mon épaule/Pour que mon amour te frôle [...] Dis-toi que ce soir, ma blonde/T’es pas seule au monde ».

Qu’on soit fan ou pas de ces grands rassemblements, on ne peut rester insensible à cet « élan vital » qui en a traversé plus d’un ce soir-là...

Bref, une réflexion et peut-être une réponse possible à l’énigme de la joie : « Consentir à la vie comme elle est parce que la joie est dans la réalité », affirme Pépin.

Voilà mon nouveau mantra.

Puisqu’après tout, la réalité est tout ce que la vie nous offre.

Qui est Émilie Bibeau ?

  • Émilie Bibeau est comédienne. On a pu la voir notamment à la télévision dans Unité 9 et Temps de chien.
  • Elle a publié en 2020 le recueil de chroniques Cœur vintage, aux éditions Cardinal.
  • La websérie Cœur vintage, tirée de son livre, est diffusée sur l’Extra de Tou.tv depuis le 7 décembre.
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