Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à l’auteure, scénariste et chroniqueuse Kim Lévesque Lizotte.

Le monde dans lequel on vit est parfait, je demande le statu quo, je demande que plus rien ne bouge.

Tout est réglé, comme on me le rappelle souvent lorsque je souligne que, malgré des avancées, il reste du travail à faire pour atteindre l’égalité. Non seulement tout est réglé, mais selon certaines personnes, on vit dans un monde où la gauche progressiste, avec à sa tête des wokes avides de brimer la liberté d’expression, aurait pris le pouvoir et qu’il faudrait rééquilibrer un peu les choses parce que ça va trop loin.

Récemment, six hommes de pouvoir souriants ont coupé un ruban pour une usine de batteries. Du beau boulot. Une belle lignée d’humains sans femme, sans couleur et sans fluidité de genre. Une belle ligne pure d’hommes de confiance qui veulent notre bien. Alors que les écoles, les hôpitaux et le système de justice crient famine et tendent la main, les milliards, on les étale sur les projets étrangers. Relevez-vous et creusez. Ça va en prendre, des métaux, pour faire rouler votre Northvolt. On s’éduquera, on se soignera et on reprendra nos poursuites quand les mines seront vidées et que les chars vont voler.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Le cofondateur de Northvolt, Paolo Cerruti, le ministre Pierre Fitzgibbon, les premiers ministres François Legault et Justin Trudeau, le ministre François-Philippe Champagne et le directeur général de Northvolt, Peter Mikael Carlsson, à l’annonce de la construction d’une usine de batteries sur la Rive-Sud de Montréal

Dans ce monde où tout est réglé, la réhabilitation sociale est très importante. Qu’on décancelle les abuseurs, les batteurs, les pervers, qu’on les pardonne et qu’on les écoute à leur tour parler de leurs traumas, de leurs vies qui ont injustement basculé. Écoutons leurs entrevues à coups de deux heures pour les comprendre. Pour ce qui est de leurs victimes en manque d’attention, couvrons-les de honte pour avoir osé répandre leurs entrailles sur le web ou dans les journaux.

Et que dire de ces jeunes Z, ignares, au nez toujours dans leur téléphone ? Quand ils s’intéressent à l’histoire et veulent déboulonner les statues, qu’on leur reproche leurs nouvelles perceptions de l’histoire et le fait d’avoir une sensibilité accrue ! Retournez à vos Instagram et à vos smoothies déjeuner, pauvres fous, l’histoire, ça n’appartient qu’à nous !

Laissons la peur nous envahir et nous gangrener et laissons-la couler jusque dans nos veines. La peur de l’autre, du migrant, de la féministe, de la personne non binaire, des parents dont les enfants remettent en question leur genre. Continuons de stigmatiser ceux qui sont différents. Accusons-les de vouloir nous canceller dès qu’ils rétorquent, sortons le drapeau rouge de la liberté d’expression dès qu’ils s’expriment, étampons-les d’un gros W du mot woke dès qu’ils critiquent, et barrons-les des boys clubs dès qu’ils se plaignent.

S’ils tentent de nous sensibiliser, de faire progresser leurs simples causes, ignorons-les, laissons-les s’essouffler à marcher dans la rue, laissons-les crouler sous leurs pancartes, ils s’essouffleront à trop vouloir être considérés. L’inflation devrait les achever, on n’a pas le temps de militer quand on n’a pas les moyens de payer son loyer.

Trêve de sarcasme et de deuxième degré. Sincèrement :

  • 77,3 % des hauts dirigeants d’entreprises de mon pays sont des hommes, selon Statistique Canada.
  • Au Québec, les femmes gagnent toujours 3,25 $/h de moins que les hommes, selon l’Institut de la statistique du Québec.
  • Toujours selon Statistique Canada, 51 % du corps professoral des universités de mon pays sont des hommes, mais ce sont en majorité les femmes qui sont au doctorat.

On prédit que Pierre Poilievre pourrait bientôt régner à la Chambre des communes, Éric Duhaime prend du galon, et Donald Trump pourrait techniquement redevenir un jour président.

Il est où exactement, ce pays gouverné par les wokes, les femmes et les immigrants ?

Ils sont où, ces gens cancellés qui ne peuvent plus travailler ? Ils sont où, ces grands sages qui ne peuvent plus parler ?

Elle est où, cette société féminisée où les hommes ne savent plus quoi dire ou comment agir ? Il est où, cet « après-#metoo » qui devait tout changer quand des dizaines de professeurs sont accusés d’agressions sur des mineurs depuis le début de l’année ? Dont aucun n’était une drag-queen qui lit un conte en battant des cils ! Il est où, ce monde où les femmes dominent alors que 184 d’entre elles ont été abattues par leur mari au Canada en 2022 ?

Il est où, ce monde de drag-queens qui racontent des histoires, de personnes trans qui décident, de femmes qui s’imposent, de non-binaires qui s’exposent, d’artistes pansexuels et polyamoureux, de migrants qui ne parlent pas français ? Elle est où, cette belle société dont vous me parlez ? J’aimerais y être pour me déployer, là où tout est réglé.

Je suis fatiguée. Fatiguée de me faire dire que je vis dans un monde où les wokes règnent quand même moi, je me sens écrasée. Et sachez que dans ma belle ligne de valeur de l’intersectionnalité, je suis ben, ben en haut, au sommet, avec moins de bonnes raisons que les autres d’être exaspérée.

Mais de quoi avez-vous donc peur, pauvres mortels ? Que des êtres s’aiment différemment ? Encore en 2023, il faut entrer dans les conventions sociales pour avoir le droit d’être traité comme un être humain à part entière, qui ne demande qu’à être accepté et être aimé ? Qu’on reconnaisse sa valeur ? Ça fait avancer qui de déshumaniser ceux qu’on n’entre pas dans vos cases rose et bleue ? Ça profite à qui, à quoi ?

À force de croire que le monde a basculé dans une dérive qui n’existe que dans un récit créé de toute pièce par des gens qui veulent nous faire peur, nous passons doucement à côté d’une société plus juste, plus douce, plus tolérante, tout ça pour garder le pouvoir en place, dans nos rôles respectifs, nos rapports hiérarchiques et nos définitions de ce QU’EST de VIVRE. Et voilà comment on doit vivre, se comporter, exister. Tous au travail, donc, les femmes dans leurs jupes et talons, et les vrais hommes dans leurs complets-cravates !

Alors, résistons, battons-nous pour rester dans nos carcans, garder nos chaînes et nos esprits bien fermés. Continuons de traiter les femmes en objets sexuels dociles et les personnes trans en déviants. Que le règne de l’homme blanc persiste à jamais à grands coups de ruban coupé d’usine de batteries.

Et nous aurons mérité chaque seconde de cette fin du monde imminente où personne n’était invité à la table, pour trouver une solution, en vivant autrement.