L’embrasement du conflit israélo-palestinien teste les limites du pouvoir des États-Unis, qui ont déjà fort à faire avec l’Ukraine. La double crise met en relief un ordre géopolitique complexe dans lequel « la nation indispensable », comme elle aime se définir, doit composer avec davantage d’acteurs de poids. Les Américains sont-ils encore les « gendarmes du monde » ?

Consultez quelques exemples qui montrent les mutations géopolitiques

Le président américain, Joe Biden, a semblé presque surpris que le journaliste de l’émission 60 Minutes lui demande, quelques jours après l’attaque du Hamas, si son pays avait la capacité de faire face simultanément à des guerres en Ukraine et en Israël.

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Le président Joe Biden est accueilli par le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou après son arrivée à Tel-Aviv, mercredi.

« Nous sommes les États-Unis d’Amérique, pour l’amour de Dieu, la nation la plus puissante de l’histoire, pas de la planète, de l’histoire de la planète », a-t-il souligné en ajoutant que son pays avait « l’obligation » de soutenir militairement les deux pays tout en assurant sa propre sécurité.

« Si on ne le fait pas, qui le fera ? », a ajouté le politicien, arborant une confiance envers les capacités de l’État américain qui n’a rien de particulièrement original au sein de l’élite politique du pays même si une partie importante du camp républicain affiche aujourd’hui une posture isolationniste sous l’influence de l’ex-président Donald Trump.

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Des soldats israéliens massés à Be’eri, près de la frontière avec Gaza, le 14 octobre

Ronald Pruessen, un professeur émérite de l’Université de Toronto qui étudie de près l’évolution de la politique étrangère américaine, note que la secrétaire d’État Madeleine Albright parlait en son temps des États-Unis comme de la « nation indispensable », une expression reprise par plusieurs présidents.

Cet enthousiasme fait écho à la célèbre analyse du politologue Francis Fukuyama, qui avait postulé il y a 30 ans, après l’effondrement de l’Union soviétique, que « l’histoire était finie » et que le modèle de démocratie libérale défendu par Washington avait triomphé.

Les décennies qui ont suivi, ponctuées notamment par les attentats du 11 septembre 2001, ont amené M. Fukuyama à tempérer son jugement.

Elles ont aussi entraîné des bouleversements géopolitiques qui ne permettent plus aux États-Unis d’assumer le rôle de gendarme de la planète, note M. Pruessen.

Le pays n’a plus la capacité de contrôler seul toutes les situations. Ses pouvoirs sont plus limités puisqu’ils s’exercent dans un environnement beaucoup plus complexe.

Ronald Pruessen, professeur émérite de l’Université de Toronto

La Chine change la donne

L’émergence de la Chine, qui poursuit son développement économique et militaire à grande vitesse malgré de récents ratés, est sans doute l’élément le plus important de la nouvelle donne.

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Le président Xi Jinping et des membres de l’armée chinoise, lors des célébrations de la Journée des martyrs, sur la place Tian’anmen, à Pékin, le 30 septembre

Les dirigeants du pays affichent des « ambitions globales » largement motivées par des considérations économiques, mais ils veulent aussi obtenir, souligne l’analyste, un « certain degré de respect » effaçant le souvenir de périodes jugées humiliantes, notamment les guerres de l’opium déclenchées par la Grande-Bretagne au XIXe siècle.

Sur le plan militaire, Pékin est surtout en position de peser militairement dans sa région immédiate, ajoute M. Pruessen, en relevant que les États-Unis conservent pour l’heure, en absolu, un avantage sur le plan économique et militaire. « C’est en termes relatifs que leur pouvoir a changé », dit-il.

Dans une étude parue en 2021, le spécialiste des relations internationales John Mearsheimer a écrit que les dirigeants américains ont longtemps favorisé le développement de la Chine sur le plan économique en croyant, à tort, que cette croissance irait de pair avec la démocratisation du pays.

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L’USS Gerald R. Ford, plus grand porte-avions du monde, est approvisionné en carburant par le pétrolier de ravitaillement USNS Laramie dans la Méditerranée orientale, au large des côtes israéliennes, le 11 octobre.

« Il n’y a pas d’autre exemple historique d’une superpuissance favorisant activement l’émergence d’un rival de taille équivalente. Et il est maintenant trop tard pour changer les choses », prévenait-il.

Déstabilisatrice Russie

Le journaliste canadien John Rapley, qui a écrit un ouvrage récemment sur l’effondrement des empires, note que Pékin a pris en quelque sorte la place de la Russie, qui n’a pas, dit-il, les moyens de ses ambitions.

L’économie russe n’est pas de taille comparable à celles des États-Unis et de la Chine et sa puissance militaire est « largement surévaluée », ce qui ne l’empêche pas de jouer dans sa périphérie un rôle déstabilisateur important, comme en témoigne la guerre en Ukraine.

D’autres pays ont gagné en importance sur le plan économique et militaire et ont l’ambition de faire leurs « propres choix » sans avoir à se plier aux diktats de Washington ou de Pékin.

Un monde multipolaire

L’Inde, sous la gouverne du premier ministre Narendra Modi, figure dans ce groupe, tout comme la Turquie, qui rechigne à se faire dicter son comportement dans des dossiers sensibles comme celui de l’Ukraine, quitte à déplaire à ses alliés de l’OTAN.

L’Arabie saoudite, qui avait entamé avec l’appui des États-Unis de normaliser ses relations avec Israël avant l’attaque du Hamas, est un autre pays émergent avec de grandes ambitions, relève Thomas Juneau, de l’Université d’Ottawa.

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Le président américain, Joe Biden, est reçu par le prince héritier Mohammed ben Salmane, à Jeddah, en Arabie saoudite, en juillet 2022.

Joe Biden, avant son élection à la présidence des États-Unis, avait annoncé que le régime du prince héritier Mohammed ben Salmane serait traité comme un « paria » en raison de son rôle allégué dans l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, mais il s’est révisé par la suite dans l’espoir de faire diminuer le prix du pétrole sur le marché mondial. Riyad a parallèlement développé ses contacts avec la Chine, qui achète de plus en plus de pétrole au Moyen-Orient, et même avec l’Iran, un ennemi de longue date.

D’une période de domination américaine suivant la fin de la guerre froide, on est passé dans une nouvelle configuration multipolaire avec deux pays de puissance supérieure – les États-Unis et la Chine – et des acteurs régionaux en mesure de peser dans la balance, note M. Rapley.

Les États-Unis ont la chance de compter sur des alliés fiables et relativement puissants en Europe, avec qui ils forment un bloc idéologique conséquent, alors que la Chine préfère tisser des liens de manière opportuniste, souligne l’auteur.

D’une crise à l’autre, la constellation des acteurs va varier. On ne peut plus prédire comme à l’époque de la guerre froide comment les pays vont se positionner.

John Rapley, journaliste et auteur d’un ouvrage sur l’effondrement des empires

Il reste à voir comment cette nouvelle donne va se traduire sur le plan des conflits.

Davantage de conflits à l’horizon ?

Le journaliste pense notamment que des conflits régionaux risquent de survenir à mesure que les tensions entre les États-Unis et la Chine s’intensifient.

Dans une récente analyse relayée par The New York Times, un économiste de formation, Noah Smith, a avancé que le « chaos » actuel au Proche-Orient résultait de l’érosion de l’influence américaine et de l’émergence d’un monde multipolaire plus instable.

M. Juneau estime que l’analyse est contestable dans la mesure où l’action du Hamas, qui est soutenu par l’Iran, découle d’abord et avant tout de considérations locales et régionales liées à son rapport de force avec Israël et sa place au sein du mouvement palestinien.

M. Pruessen souligne pour sa part que l’incidence d’un système bipolaire comme celui de la guerre froide ou multipolaire sur le nombre de conflits armés, interétatiques ou non, est un sujet chaudement débattu depuis des décennies qui n’a pas de réponse claire.

« Un système multipolaire peut aussi être amené à fonctionner efficacement », note l’historien, qui s’inquiète surtout du fait que les nouveaux conflits, les avancées technologiques aidant, ont le potentiel d’être extrêmement destructeurs.

« Les éléments qui motivent les États à agir n’ont pas nécessairement changé, mais ils opèrent maintenant dans une poudrière », prévient-il.