Comment l’astrophysicien Philippe J. Fournier est-il passé de professeur de cégep en physique à expert en analyse de sondages ? Notre chroniqueur l’a rencontré.

Quand il faisait sa maîtrise en astrophysique, Philippe J. Fournier passait des nuits entières à l’observatoire du mont Mégantic.

Le jour, il dormait. Quand le soleil se couchait, il allait refroidir son télescope à l’azote liquide pour cartographier de petits recoins du cosmos. Sa traque : les étoiles Wolf-Rayet, les plus grosses et instables de l’univers, appelées à devenir des trous noirs. Il a passé près de 200 heures là-bas, seul avec un technicien, à convertir des points du ciel en données.

En écoutant Philippe J. Fournier revenir sur cette époque de sa vie, on comprend le fil conducteur dans le parcours de ce professeur de cégep en physique devenu expert en analyse de sondages.

Comment passe-t-on des cadavres stellaires aux subtilités du vote à Sainte-Foy ? En se passionnant pour les données et les chiffres. Dans les deux cas, il rapièce des informations pour reconstituer une image du réel.

« À l’observatoire, chaque grain de lumière administrait un petit choc électrique qui générait des données, des 0 et des 1. Ensemble, ils créaient une matrice en 3D. Ce que je fais avec mon site Qc125 n’est pas si différent… »

Et il le fait très bien. Aux dernières élections québécoises, il a prédit le résultat de 118 des 125 circonscriptions. Il a seulement fait deux erreurs. « Pour les cinq autres, j’évaluais que c’était une circonscription pivot, avec une égale probabilité de victoire », précise-t-il.

Il ne s’intéresse pas à la politique pour faire avancer des idées. Son souci est celui de la rigueur statistique. Cette rigueur et ce talent pour la vulgarisation en font aujourd’hui un analyste indispensable de la politique québécoise et canadienne.

Philippe J. Fournier grandit sur la Rive-Sud. Quand il a 9 ans, sa famille déménage à Saint-Augustin, en banlieue de Québec.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Philippe J. Fournier

Doué en sciences, il s’inscrit en physique à l’Université McGill. Il enchaîne avec une maîtrise en astrophysique. « Au-delà de la fascination que le ciel exerce, d’un point de vue scientifique, c’est aussi une belle discipline de synthèse. Elle intègre tous les champs de la physique, comme l’optique, la relativité ou l’électromagnétisme », explique-t-il.

Après son diplôme de deuxième cycle, il obtient une charge de cours à temps partiel au cégep de Saint-Laurent. En parallèle, il commence un programme à l’Université Concordia en andragogie. « C’est la science de l’éducation aux adultes. Pour le dire simplement, elle réfléchit à la façon d’enseigner à une personne qui n’est pas obligée d’être avec nous. »

L’argent lui manque, alors il entame un deuxième programme pour obtenir d’autres prêts. « J’ai choisi la politique et j’ai adoré ça. On lisait La République de Platon, Le Prince de Machiavel et des ouvrages sur l’histoire du Québec et du Canada. »

Deux années plus tard, le cégep de Saint-Laurent l’embauche à temps plein. Il y donnera tous les cours de physique en plus de créer un nouveau cours d’astronomie sans calculs, destiné aux élèves en arts et en sciences humaines. Parce que tout le monde devrait partager l’émerveillement de la découverte du cosmos.

En 2011, les élections fédérales le ramènent à la politique. Il voit l’ascension fulgurante du Nouveau Parti démocratique (NPD) dans les sondages. Les dates sont encore fraîches dans sa mémoire. « Le 25 avril, on annonçait que le NPD pourrait gagner plus de sièges que le Bloc n’en avait jamais eu. Les gens refusaient d’y croire. Pourtant, les chiffres étaient clairs. »

Il vit la même chose lors de l’élection américaine présidentielle en 2016.

Pour le plaisir, j’avais compilé les sondages nationaux et par États sur un fichier Excel. La probabilité d’une victoire de Trump était d’environ 40 %. Et pourtant, j’entendais des analystes dire que c’était improbable. Je me suis dit : soit ils ne comprennent pas les chiffres, soit ils ne veulent pas y croire.

Philippe J. Fournier

Le professeur a senti qu’il pourrait être utile. Aux États-Unis, il y avait des références comme Nate Silver. Au Canada anglais, Éric Grenier était actif. Et bien sûr, des universitaires excellent ici comme ailleurs dans ce travail. Mais il manquait au Québec un vulgarisateur rejoignant un vaste public.

Il a donc lancé le site Qc125.com. Depuis, le téléphone n’a jamais cessé de sonner. Il réalise maintenant des projections de sièges pour tout le pays. « Ces derniers temps, je suis occupé entre autres avec les campagnes au Manitoba et en Saskatchewan. J’ai la tête dans les Prairies… »

Y a-t-il trop de sondages ? Philippe J. Fournier juge la question étrange. Voudrait-on en savoir moins sur notre société ?

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Un cafe avec Philippe J. Fournier

D’abord, un sondage, c’est plus sérieux qu’un vox pop. Ensuite, tous les partis politiques en font. Ces informations devraient être connues aussi du public. Tant que les sondages n’occultent pas la couverture des enjeux, je n’y vois rien de mal, au contraire.

Philippe J. Fournier

S’il y a un problème, il vient des erreurs d’interprétation. Il donne l’exemple d’une vieille manchette qui le décourage encore. « Il était écrit qu’après avoir baissé, le PQ rattrapait le terrain perdu. Pourtant, la variation était d’un point de pourcentage. Rien n’avait changé ! »

Donc la variation restait dans la marge d’erreur ? Pas vraiment, répond le prof de physique. « C’est une notion statistique précise. Pour comprendre, imaginez une population de 100 personnes. Dans un bol, on dépose 100 billes. Ensuite, on pige au hasard. Chaque personne a une probabilité égale d’être pigée. Dans ce contexte, on pourrait calculer une marge d’erreur. Plus on pige une grande proportion des billes, plus la marge d’erreur diminue. »

Dans un sondage internet, c’est différent. Tous les individus n’ont pas une égale chance d’être sondés. On a seulement le point de vue des internautes qui acceptent de répondre. Voilà pourquoi on écrit que l’échantillon aurait par exemple une marge d’erreur de plus ou moins 4 %, « s’il était probabiliste ».

« Mais ce n’est pas si grave, nuance-t-il. Imaginons la distance Montréal-Québec. On n’a pas besoin de la connaître au centimètre près. L’estimation actuelle est assez bonne pour nos besoins. »

La preuve, dit-il : la qualité des sondages durant la campagne électorale de 2022. « Dans l’ensemble, ils ont été bons. »

Pour Philippe J. Fournier, ces sondages servent de matière brute. Il les intègre dans son modèle, qui s’appuie sur les précédentes élections pour convertir les sondages nationaux et régionaux en estimation des intentions de vote dans chaque circonscription. Il affine son modèle en y ajoutant des données sociodémographiques comme l’âge, le revenu et la scolarité. Puis il projette un vainqueur pour chaque circonscription.

Son ordinateur fait quelque 50 000 simulations à partir des sondages. L’opération prend environ une heure. « Pour le fédéral, il y a plus de données, alors ça dure entre deux ou trois heures. »

Si les partis et les analystes – mea culpa ici – étudiaient mieux ses chiffres, ils éviteraient des erreurs.

Après le dernier débat en 2018, François Legault s’est envolé à Chibougamau. « On disait qu’il fuyait les bains de foule, qu’il jouait de prudence. En fait, il avait des sondages montrant que la course dans la circonscription d’Ungava était serrée, alors il a essayé de faire bouger l’aiguille. »

Des partis lui font parfois part de leurs sondages internes afin qu’il les intègre dans son modèle. Il se méfie du biais de sélection. « Les partis ne me parlent jamais de leurs mauvais sondages ! » Il vérifie néanmoins la méthodologie. Si elle est crédible, il en tient compte.

Comme à l’observatoire, il s’amuse encore à relier les petits points de données. Pour ce plaisir de voir prendre forme sous ses calculs ce qui se cachait devant lui et qu’il ne réussissait pas à voir à l’œil nu.

Qu’en pensez-vous ? Exprimez votre opinion

Questionnaire sans filtre

Le café et moi : Par matin pressé : capsule d’espresso, souvent noir. Par matin tranquille : café filtre corsé, une touche de lait de soya. J’aime varier. Je n’ai pas de recette unique (mais jamais de lait de vache).

Un livre que tout le monde devrait lire : Un classique : Une brève histoire du temps de Stephen Hawking. Un récent : The End of Everything (Astrophysically Speaking) de Katie Mack. Contrairement aux écrits de politiciens ou de leader religieux et spirituels qui désirent nous faire sentir grands et importants, lire sur la cosmologie nous remet à notre place. Notre petite et insignifiante place.

Mon dernier livre marquant : La collection de bandes dessinées Doonesbury de Garry Trudeau pendant la présidence de George W. Bush. À en rire et à en pleurer. Une page après l’autre. Du grand art visuel et des textes percutants.

Une personne qui m’inspire : J’admire les journalistes, les vrais. Sans eux, la démocratie est impossible. Il n’y aurait que ceux qui veulent le pouvoir et leurs partisans qui veulent s’y soumettre.

Des gens vivants ou morts avec qui j’aimerais souper : J’aimerais répondre une grande scientifique comme Marie Curie ou un des premiers astronautes des missions lunaires… mais je crois qu’il vaut mieux ne pas rencontrer nos héros. Ils vont assurément nous décevoir.

Un évènement historique auquel j’aurais voulu assister : Le grand débat dans le monde de l’astronomie. La Voie lactée est-elle la seule grande galaxie de l’Univers ou est-ce que ces « nébuleuses spiralées » que l’on observe dans le ciel sont bel et bien des galaxies séparées de la nôtre ? Nous avons appris peu après que l’univers est beaucoup, beaucoup plus grand que nous le croyions.

Qui est Philippe J. Fournier

  • Titulaire d’un baccalauréat en physique de l’Université McGill, d’une maîtrise en astrophysique de l’Université Laval et d’un certificat en éducation aux adultes de l’Université Concordia.
  • Professeur de physique et d’astronomie au cégep de Saint-Laurent, à Montréal.
  • Créateur du site Qc125.com et collaborateur à divers médias, dont le magazine L’actualité.