Impliquée dans la sauvegarde patrimoniale du Quartier chinois, la professeure de littérature au collégial Murielle Chan-Chu raconte son parcours, au moment où l’ingérence du régime de Pékin au Canada fait les manchettes.

D’origine chinoise, je suis née rue de l’Ankarana à Diégo-Suarez, à Madagascar. Arrivée au Québec à bord d’un vol d’Air France à 3 ans, le 25 juin 1981, je ne me souviens de rien des premiers mois de mon immigration ici. Mes parents vous diront que c’était l’été, que tonton Alain était venu nous chercher à l’aéroport de Mirabel, les bras ouverts, pour nous installer, mes parents, mon frère, ma sœur et moi, dans son deux et demie de la rue Saint-Mathieu, au centre-ville de Montréal. Ils vous diront que nous étions entassés parmi nos malles envoyées quelques mois plus tôt par bateau, mais nous étions surtout rassurés d’être accueillis.

Depuis mon arrivée, j’ai résidé aux quatre coins de la ville, ou presque : au centre-ville dans le village Shaughnessy, à LaSalle, à Saint-Léonard, dans le quartier Villeray près du marché Jean-Talon, à Longueuil, sur le Plateau Mont-Royal, à Saint-Henri, dans Ville-Marie près du Quartier chinois et, enfin, dans La Petite-Patrie. On pourrait dire que mon enracinement en terre québécoise est avant tout montréalais.

Maudits immigrants

J’enseigne la littérature au cégep depuis bientôt 15 ans. Dans le cadre du cours de littérature québécoise, il me paraît inévitable d’explorer la notion d’identité, enjeu abordé dans toutes les œuvres, peu importe les époques.

D’emblée, je demande à mes groupes d’élèves de me dire sur quelle appartenance repose, selon eux et elles, l’identité québécoise et, par le fait même, de définir la différence entre les appellations « immigrant », « émigré » et « migrant », en réfléchissant sur la portée du préfixe (ou de son absence).

Beaucoup me regardent éberlués, ne sachant que répondre. Parce que tout est une question de vocabulaire et que j’adore la sémantique, nous cherchons leurs définitions. Le nom « immigrant » est constitué du préfixe « in/im » qui signifie « dans, à l’intérieur de, entrer, arriver, plonger ». Par conséquent, il renvoie à la notion de « se fixer dans un pays étranger autre que le sien », selon le Larousse. Le Robert nuance sa définition avec l’adverbe « récemment ». Nous comprenons donc qu’une personne immigrante est celle « qui immigre dans un pays ou qui y a récemment immigré ».

À la lumière de ces significations, je leur demande qui se considère comme une personne québécoise parce qu’elle est née ici ou parce qu’elle est née ailleurs, mais vit ici. Alors, si une personne immigrante est celle qui est en train de s’établir depuis peu quelque part, de se fixer sur une terre d’accueil, quand arrêtons-nous d’immigrer ? Quand cessons-nous de nous installer, de défaire nos bagages, de nous créer un vrai chez-soi ?

Pourquoi nommons-nous « immigrants » des personnes qu’on ne considère toujours pas comme québécoises même si elles sont nées ici, qu’elles ne posent pas ou plus leurs bagages, qu’elles ne sont pas ou plus en déplacement, qu’elles sont arrivées, enfin ?

Je demande alors à mes élèves de me donner un nombre d’années, une durée après laquelle une personne peut revendiquer l’étiquette québécoise. Les réponses varient. Aucun consensus n’est atteint. Il n’y a pas de vraie réponse – le sentiment d’appartenance à une culture et à un territoire demeure relatif. C’est ce qui fait la richesse de nos discussions.

J’ai émigré de Madagascar, une île, pour m’installer dans une autre île. J’ai défait mes bagages, j’ai étudié en français, j’ai regardé Passe-Partout, j’ai dansé sur les vidéoclips de MusiquePlus. J’ai cessé d’immigrer, j’ai créé un chez-moi. Je suis enracinée dans les sous-cultures montréalaises des scènes féministes, queers, racisées et foncièrement gauchistes. Je fréquente les vernissages en arts visuels, les musées, les théâtres, les bars et les salles de concert. Et malgré tout cela, il arrive parfois, encore aujourd’hui, qu’on s’étonne que je parle si bien français, qu’une Chinoise comme moi enseigne la littérature, qu’une Chinoise comme moi manie bien les sacres.

Certains rient même d’étonnement parce que ces sacres ne semblent pas naturels dans ma bouche – même si « t’es comme nous, finalement », m’a-t-on dit, « mais on n’arrive toujours pas à t’imaginer sacrer ».

Aux confluences des appartenances

Mes racines chinoises refont surface ces dernières années parce qu’au fond, elles ne m’ont jamais réellement quittée. Comme plusieurs dans la diaspora chinoise, je fréquente le Quartier chinois depuis mon enfance. Pour mes parents, nés également à Madagascar, y aller était une façon de retrouver une familiarité, des points d’ancrage à leurs origines ancestrales, des produits, des journaux, des gens qui leur ressemblent. C’était aussi un prétexte pour nous envoyer, mon frère, ma sœur et moi, à l’école chinoise les fins de semaine pour que nous apprenions notre langue maternelle, le cantonais. Il fallait maîtriser cette langue qui correspondait mieux à ma peau. Je l’ai apprise à force de leçons, à force de regarder des vidéocassettes de téléséries hongkongaises. J’ai appris à (re)devenir chinoise, mais made in Montréal.

Être asiatique depuis la pandémie et les tensions politiques avec la Chine n’est pas chose facile puisque cette identité visible s’accompagne souvent d’une perception de menace, le soi-disant péril jaune. Nous sommes soudainement réduits à cette seule étiquette, peu importe la singularité de chaque origine asiatique.

Partout dans le monde, la haine et le racisme anti-asiatique⁠1 sont désormais exacerbés au point que beaucoup d’entre nous ont subi violences physiques et verbales, ostracisations, vandalisme, allégations, meurtres et boycottages. Aucune communauté asiatique n’est épargnée par ces attaques virulentes⁠2.

Devant le trou béant creusé par la construction récente de condos de luxe en plein Quartier chinois, devant la peur, l’ignorance et les préjugés des autres envers les Asiatiques, je me suis engagée dans la sauvegarde et la préservation de ce quartier historique. Mon implication s’inscrit dans un sentiment d’urgence : il faut empêcher l’effacement culturel des communautés asiatiques qui sont menacées de disparition par l’embourgeoisement et la revitalisation du centre-ville⁠3. Mon travail au sein d’organismes sans but lucratif, que ce soit la Table ronde du Quartier chinois ou la Fondation Jia, vise avant tout à (re)centrer, de façon décoloniale et inclusive, notre attention sur les humains, sur les expériences et les besoins criants des communautés du quartier, puis à mobiliser les efforts pour faire progresser le développement équitable dans le Quartier chinois de Montréal, notamment à travers le Forum Chinatown Reimagined 2023 (Le Quartier chinois repensé) qui se tiendra du 28 au 30 septembre.

La mobilisation communautaire autonomise les communautés asiatiques et les pousse à raconter leur propre histoire en prenant en compte la narration de leur migration et de leur quotidien. Elle souligne aussi la contribution des communautés asiatiques au paysage québécois. La mobilisation communautaire permet également d’outiller ces mêmes communautés pour mieux envisager l’avenir du quartier afin d’y améliorer la qualité de vie. Il s’agit non seulement de « retourner à la maison » en développant un sentiment d’appartenance à ce lieu historique qu’est le Quartier chinois, mais surtout à ses différentes communautés qui se rassemblent à travers des valeurs et des missions communes.

Le quartier est un lieu-personne, un lieu-mémoire et un lieu-expérience qui surpasse les offres touristiques et commerciales attendues. Avant tout, il me permet de remonter le temps en me remémorant mes allées et venues au club vidéo Sun Ko Wah de la rue Clark et à revivre mes années à apprendre la phonétique chinoise. Il me permet également, aujourd’hui, de repenser la façon dont ce trou identitaire se comble en échangeant sur d’autres récits diasporiques avec d’autres personnes disloquées comme moi et en luttant pour la reconnaissance de ces multiples identités qui nous façonnent.

1. Regardez une série de capsules vidéo sur le racisme anti-asiatique (en anglais) 2. Lisez l’article « Huit personnes tuées dans des salons de massage asiatiques, un suspect arrêté » de l’AFP 3. Consultez le site du documentaire Big Fight in Little Chinatown de Karen Cho (en anglais)

Qui est Murielle Chan-Chu ?

Murielle Chan-Chu, 陳 妙 影, est professeure de littérature au collège Montmorency depuis 2009. Elle s’intéresse particulièrement aux questions identitaires, féministes, antiracistes, anticoloniales et anticapitalistes. Elle est membre active de la Fondation Jia et de la Table ronde du Quartier chinois, deux initiatives du Groupe de travail sur le Quartier chinois.

Consultez le site de la Fondation Jia