Est-il possible de changer le monde tout en pansant ses blessures ? C’est ce que tente de découvrir la militante inuite Aaju Peter dans le documentaire Twice Colonized, qui ouvre ce soir le 33e festival international Présence autochtone.

Mère, avocate, militante : Aaju Peter cumule les chapeaux. Celle qui a reçu l’Ordre du Canada en 2012 est surtout reconnue pour sa lutte pour l’amélioration des droits des Inuits et pour sa prise de décision contre l’interdiction par l’Union européenne du produit de la pêche de phoques. Un combat immortalisé dans le documentaire Angry Inuk d’Alethea Arnaquq-Baril. Mais Aaju Peter est un être beaucoup plus complexe que l’image véhiculée par les médias.

La cinéaste danoise Lin Alluna l’a filmée pendant sept ans pour son premier long métrage, Twice Colonized, qui a été présenté à Sundance plus tôt cette année. Un documentaire qui rompt avec les modèles du genre, l’aspect autobiographique et personnel du sujet étant utilisé afin de palper l’universalité du propos.

« Je ne voulais surtout pas qu’on me décrive comme une héroïne », explique Aaju Peter, jointe chez elle à Iqaluit, au Nunavut.

C’était important qu’on montre qui je suis vraiment, avec mes forces et mes faiblesses, pendant mes moments heureux et ceux plus sombres.

Aaju Peter

Aaju Peter souhaitait que son histoire serve à exprimer celle de nombreux peuples autochtones qui se battent au jour le jour contre l’oppression afin de protéger leur langue, leur culture et leurs racines. À mettre son expérience et son parcours à profit tout en ouvrant le dialogue. Car le colonialisme, elle connaît. Deux fois plutôt qu’une.

Née en 1960 au Groenland dans une famille inuite nomade, elle est envoyée au Danemark à l’âge de 11 ans, oubliant complètement sa langue natale au fil de son adolescence. Son retour à la maison ne se fait pas sans heurt, la jeune adulte étant source de moqueries de son entourage.

« Ça m’a aidée de retourner au Groenland pendant le tournage du documentaire, raconte l’avocate de 63 ans. J’ai été tellement traumatisée que je n’ai plus de souvenirs de mon enfance. »

Au début des années 1980, elle vit une seconde forme de colonisation en s’installant au Canada. Elle assiste, impuissante, au sort réservé aux populations autochtones et à leurs revendications de contrôler leur propre destinée, à leur difficulté d’exister dans ce monde.

« Être impliquée dans l’équation est un premier pas dans la bonne direction et c’est important pour se créer une identité », soutient celle qui est également designer et musicienne.

Mon identité a été façonnée par les lieux où j’ai vécu, les cultures que j’ai connues, les langues que j’ai apprises et gardées.

Aaju Peter

Luttes intimes et politiques

La particularité de Twice Colonized est de mélanger le jardin privé de sa protagoniste à sa quête publique. Ces deux aspects se nourrissent constamment, devenant la colonne vertébrale d’un récit qui met le désir de libération à l’avant-plan.

Aaju Peter est ainsi filmée dans son intimité. La caméra empathique capte son essence et se dérobe avant de verser dans le voyeurisme. Il y a cette mère qui est anéantie en apprenant le suicide de son plus jeune fils. Puis il y a cette même femme qui cherche à se défaire de l’emprise toxique de son amoureux. Des épreuves tragiques qui l’ébranlent et lui permettent de se redéfinir. Une résilience et ultimement une renaissance qui s’expriment notamment à l’écran par l’utilisation de la musique énergique, instrumentale ou populaire.

Ce quotidien alimente son engagement global et définit son cheval de bataille : établir un forum des peuples autochtones à l’Union européenne. Une mission qui est loin d’être gagnée.

Ça avance trop lentement à mon goût. Parler, c’est bien, mais il faut agir aussi… Comme toutes les bonnes idées, il faut travailler fort et longtemps pour construire quelque chose qui fonctionne.

Aaju Peter

Pour y arriver, elle n’hésite pas à faire partager son cheminement et à créer des ponts avec d’autres minorités – comme les Samis, qui peuplent trois pays de la Scandinavie et la péninsule de Kola, en Russie – afin de rappeler l’importance de l’entraide et de la cohésion.

« Je regarde ce que les Québécois ont fait pour protéger leur langue, leur culture et leurs droits et c’est inspirant, compare la militante. Il y a de la place pour tout le monde au Canada. »

Par ses combats menés dans sa vie personnelle et professionnelle, Aaju Peter est donc la preuve qu’il est possible de changer le monde tout en pansant ses blessures.

« Tu n’as pas le choix, affirme-t-elle. Tu ne peux pas attendre d’être bien pour changer les choses. Il y a tellement d’évènements qui arrivent chaque jour, mais nous sommes outillés pour y faire face. Je suis présentement dans un processus de double décolonisation et c’est très excitant. »

Twice Colonized est présenté au Cinéma Impérial ce mardi à 19 h 30 dans le cadre de Présence autochtone.

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