Avant même qu’il y ait un film, il y avait une controverse autour de l’idée du film. On se demandait s’il était avisé de réaliser une œuvre sur la tragédie de Polytechnique. Et, de manière corollaire, s’il fallait ou pas voir cette œuvre, lorsqu’elle serait réalisée.

Lorsque Polytechnique a pris l’affiche il y a 10 ans, ceux qui ont vu le film de Denis Villeneuve avaient à leur tour quantité de questions. Avait-il ou pas un point de vue ? Un angle ou un parti pris ? Était-il utile et nécessaire ? Trop violent et réaliste ? Assez sobre ou trop esthétisant ? Complaisant ou distancié ? Posait-il trop de questions ? Avait-il assez de réponses ?

J’avais moi-même une nouvelle question sans réponse, à l’approche du 30e anniversaire de la tragédie, suggérée par ma collègue Judith Lachapelle. À quel âge suggère-t-on à ses enfants de voir un film aussi dur et bouleversant que Polytechnique ? J’ai posé la question au scénariste du film, Jacques Davidts, qui est aussi l’auteur de la série télé Les Parent. Deux œuvres on ne peut plus aux antipodes l’une de l’autre.

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Maxim Gaudette dans Polytechnique, de Denis Villeneuve

Il n’y avait jamais vraiment réfléchi, m’a-t-il confié. À son avis, il est sans doute préférable d’accompagner les enfants dans ce projet vers l’âge de 15 ans. « Il faut surtout leur expliquer le contexte avant. L’idée étant qu’on a essayé de s’éloigner autant que possible du “divertissement” et que sans explications, je crois que le film peut rater sa cible, soit de dépeindre les “événements” de la manière la plus objective possible », estime Jacques Davidts, qui ne croit pas nécessairement à l’objectivité pour autant.

« Connaissez-vous l’histoire de la tragédie de Polytechnique ? », ai-je demandé aux trois ados de 15 ans qui étaient chez moi cette semaine. « Celui qui est entré dans une classe et qui a tiré sur des femmes ? », a répondu une amie de Fiston. Celui-là, oui.

Je leur ai proposé que l’on regarde le film ensemble. Je ne sentais pas Fiston particulièrement chaud à l’idée, mais après un subtil conciliabule, ils se sont assis comme moi sur le divan du salon. Malgré de nombreux problèmes techniques — attribuables à une mauvaise connexion internet —, ils sont restés rivés à l’écran du début jusqu’à la fin.

Ils ont l’âge que j’avais lorsque la tuerie de Poly a eu lieu. C’est ce que je leur ai dit d’entrée de jeu, en commentant à voix haute le film. Je leur ai précisé que les extraits de la lettre lue au début du film par le comédien Maxim Gaudette provenaient de la véritable lettre écrite par le tueur. Et que Gaudette, renversant dans ce rôle, était le père d’un enfant de la classe de mon plus jeune. (Tout en pensant que ce devait être étrange, pour un jeune qui vient de voir le film, de tomber face à face avec l’acteur dans les couloirs de son école.)

Je leur ai demandé s’ils comprenaient ce que faisait le personnage de Sébastien Huberdeau, seul dans une voiture en marche, au bord de l’eau. Ils avaient compris. Je leur ai dit que l’une des victimes, dont les noms apparaissent à la toute fin du film, était la sœur d’un réalisateur que je connais. (Sans leur avouer qu’au cinéma, j’ai pleuré tout au long du générique.)

Nous avons discuté du choix des images en noir et blanc par Denis Villeneuve. Du sens à donner à la dernière séquence, ce plan de caméra qui avance, à l’envers dans le corridor. Je crois que c’est parce qu’ils seront pour toujours sens dessus dessous, leur ai-je dit. « Le gars est brisé, comme les blocs de glace sur la rivière », a noté Fiston, en parlant de ce magnifique point de vue aérien qui précède la dernière visite du personnage d’Huberdeau à sa mère.

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Karine Vanasse dans Polytechnique, de Denis Villeneuve

Je me suis retenu de leur parler tout au long du film. Et de leur demander ce qu’ils pensaient de cette image du personnage de Karine Vanasse qui se rend à un entretien d’embauche en tentant péniblement de rester en équilibre sur ses talons aiguille. Ou de cet entretien d’embauche lui-même, au cours duquel le recruteur s’étonne qu’une étudiante se destine à une carrière en aéronautique, le génie civil étant « plus simple » pour les femmes qui désirent avoir des enfants…

Je ne leur ai pas demandé ce qu’ils pensaient de ce sexisme convenu, presque anodin pour l’époque. Nous n’avons pas parlé de féminisme ni de misogynie, même si le film évoque clairement l’acte misogyne et antiféministe du tueur. J’avais apprécié que le film ne soit pas une thèse. Je n’avais pas envie qu’il le devienne pour eux, à cause de moi. J’espérais surtout planter chez eux le germe de la réflexion autour d’une œuvre artistique.

Il y a 10 ans, je me disais que ce film ferait œuvre utile. Pour tous les gens qui ne connaissent pas bien cette histoire, même s’ils ont l’impression de la connaître. Pour les plus jeunes aussi, qui ne l’ont pas connue. Je ne crois pas que j’avais tort.

Je me souviens très bien de la soirée de la tragédie. Ce fut pour moi, comme pour bien d’autres adolescents des années 80, la fin de l’innocence.

La fin abrupte d’une forme d’insouciance et d’idéalisme que l’on nourrit souvent à 15, 16 ans. J’ai réalisé que l’inimaginable pouvait être imaginé, même chez nous.

Mais c’est surtout en voyant le film de Denis Villeneuve que j’ai saisi toute la détresse de ceux qui avaient survécu à la tragédie. Ces femmes qui ont échappé de peu à la mort. Et ces hommes qui ont porté sur la conscience le poids de n’avoir rien pu faire pour sauver ces 14 jeunes femmes, le 6 décembre 1989.

J’ai été profondément ému en découvrant l’œuvre remarquable, à la fois sobre et brutale, qu’est Polytechnique. De l’électrochoc des premiers coups de feu jusqu’à la lettre à la mère du tueur, par le personnage de Karine Vanasse. Ce film de tension perpétuelle, exacerbée par la musique, admirable de retenue, de Benoît Charest, est toujours aussi émouvant 10 ans plus tard.

« Ça s’est vraiment passé comme ça ? », m’a demandé Fiston. Le film nous présente la tragédie comme si on y était. C’est bien ce qui fait le plus mal. Et ce qui le rend marquant.

« Vous n’avez pas trouvé ça trop ennuyeux ? », leur ai-je demandé poliment.

« C’était tout sauf ennuyeux », m’ont-ils répondu en chœur.

Ils sont restés immobiles pendant tout le générique, fixant l’écran, silencieux. Sans doute moins innocents.