Beaucoup de fidèles téléspectateurs de Vrak ressassent depuis plusieurs jours leurs souvenirs (heureux) de quelques-unes des séries marquantes de la chaîne, qui sera débranchée le 1er octobre. La vérité est que les revenus de la chaîne étaient en chute libre depuis au moins cinq ans.

Qu’il s’agisse d’Il était une fois dans le trouble, Une grenade avec ça ?, Mixmania, Dans une galaxie près de chez vous ou Le chalet, Vrak en a produit, des séries à succès. Mais comme le rappelle ma collègue Léa Carrier, Bell Média a délaissé sa clientèle jeunesse depuis quelques années déjà.

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Deux semaines après l’annonce de la fermeture de Vrak, Bell Média refuse toujours de commenter publiquement sa décision. Bien sûr, l’annonce est survenue une semaine après que Vidéotron a décidé de ne plus offrir les chaînes Vrak et Z à ses abonnés, où se trouvait la moitié de sa clientèle…

Mais les difficultés financières de Vrak existaient bien avant la décision de Québecor. Selon les données fournies par le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC), les revenus de Vrak ont fondu de moitié depuis 2018, passant de 20,4 à 11,2 millions. Durant la même période, ses abonnés, eux, sont passés de 1,3 million à 763 000…

La pub destinée aux enfants, un enjeu ?

Est-ce que l’interdiction de diffuser des publicités destinées aux enfants âgés de moins de 13 ans – une disposition garantie par la Loi sur la protection du consommateur – a eu un impact sur les revenus publicitaires de la chaîne ? On aurait bien sûr aimé poser la question à Karine Moses, première vice-présidente, contenu et nouvelles, de Bell Média, qui a signé le communiqué annonçant la fermeture de Vrak. Mais elle ne répond pas aux questions des médias.

Il y a quelques années, dans le cadre d’un reportage sur la publicité destinée aux enfants, nous avions posé la question à Dany Meloul, aujourd’hui directrice générale de la télévision française de Radio-Canada, qui occupait le poste de vice-présidente, programmation, télévision de langue française, chez Bell Média.

À la question : est-ce que les annonceurs expriment leurs frustrations de ne pas pouvoir s’adresser directement aux enfants ? Dany Meloul avait répondu : « C’est sûr que c’est une contrainte additionnelle. »

Comme la publicité est nationale et que le Québec est le seul endroit qui restreint la publicité, il faut s’adapter. Est-ce que les clients s’en plaignent ? La réponse est oui.

Dany Meloul, directrice générale de la télévision française de Radio-Canada, qui occupait le poste de vice-présidente, programmation, télévision de langue française chez Bell Média

Selon l’Office de la protection du consommateur (OPC), il n’y a aucune modification à l’étude afin d’autoriser la publicité à but commercial destinée aux enfants – qui y sont de toute façon exposés sur les plateformes numériques. « La loi est toujours en vigueur et aucun projet de loi ne prévoit de modifications à ce sujet », nous a simplement indiqué la conseillère en communication de l’OPC, Marie-Pier Duplessis.

Le cadre réglementaire du CRTC

Dans le communiqué publié par Vrak il y a deux semaines, Mme Moses justifie la décision de débrancher Vrak par le fait que « le cadre réglementaire » auquel doivent se conformer les télédiffuseurs comme Bell Média est « obsolète et ne prend pas en compte les défis actuels ». De quel cadre réglementaire parle-t-on exactement ? Encore une fois, impossible d’obtenir des précisions de Bell, qui n’a pas donné suite à nos demandes d’entrevue.

La Presse a pu consulter les interventions de Bell Média lors des consultations réglementaires menées par le CRTC sur les services de diffusion continue en ligne cet été. Bell se plaint notamment de la position désavantageuse des télédiffuseurs traditionnels par rapport aux plateformes de diffusion en ligne.

« Les revenus des télédiffuseurs canadiens ont baissé de 26 % [en 2021-2022] tandis que ceux des diffuseurs en ligne ont augmenté de 750 % », déplorent-ils, tout en rappelant que les diffuseurs en ligne n’ont pas à répondre aux mêmes exigences.

PHOTO RYAN REMIORZ, LA PRESSE CANADIENNE

Les bureaux de Bell Média

Au mois de juin dernier, Bell Média a d’ailleurs demandé au CRTC de revoir ses exigences par rapport à ses dépenses consacrées au contenu local (11 % de ses revenus bruts) et au nombre d’heures de diffusion obligatoires (14 heures par semaine pour ses chaînes télé de langue anglaise). Enfin, elle a demandé au CRTC de réduire son obligation d’investissement en contenu canadien pour ses chaînes télé de langue anglaise de 30 % de ses revenus à 20 %.

Durant ses interventions auprès du CRTC, Bell a également demandé que ses chaînes qui diffusent de l’information soient exclues des exigences de l’organisme.

Le CRTC, qui n’a pas encore statué sur ces demandes, voudrait que les services de diffusion continue en ligne contribuent au contenu canadien et autochtone, mais propose que les télédiffuseurs canadiens dont les revenus annuels sont inférieurs à 10 millions de dollars soient exemptés. Un seuil contesté par Bell Média, qui demande que ce seuil d’exemption soit rehaussé à 20 millions.

Une chaîne, une entité

Selon Manuel Badel, consultant dans le secteur des industries médiatiques, leur approche est d’amener le CRTC à « considérer l’entreprise, non pas comme un groupe média, mais comme un ensemble de chaînes, où chaque canal serait une entité en soi. En parcellisant le groupe, chaque entité a une taille et un niveau de revenus plus limités et pourrait se retrouver dans la catégorie de diffuseurs en ligne, surtout indépendants, qui en quelque sorte ne seraient pas sous l’autorité du CRTC », estime-t-il.

Cela dit, M. Badel comprend la réaction de Bell, et même de Québecor, qui craint d’être soumis aux mêmes règles que des multinationales comme Netflix ou Disney. « Le défi des télédiffuseurs traditionnels, et même des chaînes spécialisées, dans le contexte actuel, n’est pas facile, et il faut admettre qu’ils font face à d’énormes défis », croit-il.

N’empêche, selon lui, l’entrée en vigueur de la Loi sur la diffusion en ligne est une bonne nouvelle. « C’est sa mise en application qui est le plus difficile », dit-il.

« Mais je suis sûr qu’à terme, en ayant plus de joueurs qui vont financer le contenu canadien, ça va alléger un peu la pression que subissent les institutions comme Téléfilm, la SODEC ou le FMC et les diffuseurs traditionnels », croit Manuel Badel.

On peut espérer que la loi va permettre d’injecter de l’argent supplémentaire pour encore mieux financer et promouvoir le contenu canadien, notamment francophone, autochtone ou de diverses communautés, et stimulera la création.

Manuel Badel, consultant dans le secteur des industries médiatiques

Michel Arpin, qui a été vice-président du CRTC de 2005 à 2010, estime lui aussi que l’organisme réglementaire canadien est sur la bonne voie en définissant un nouveau cadre réglementaire dans la foulée de l’adoption de la Loi sur la radiodiffusion. « Le problème avec le CRTC, c’est que ça prend du temps à mettre en place, mais l’organisme a maintenant les outils qu’il faut pour établir un nouveau cadre qui sera plus équitable. »

Du temps, c’est justement ce que dénonce Bell Média dans ses interventions. « Nous allons devoir attendre des années pour la mise en place d’un nouveau cadre, ce qui est inacceptable », écrivent ses représentants, tout en réclamant des mesures d’urgence « immédiates ».

Le CRTC, qui a reçu les interventions de l’ensemble du milieu télévisuel canadien cet été, doit annoncer son nouveau cadre dans les prochains mois.