Le 16 avril 2009, jour de son 90e anniversaire, Merce Cunningham présentait une pièce de 90 minutes, Nearly 90², à la Brooklyn Academy of Music de New York, dans une scénographie monumentale de l'architecte italienne Benedetta Tagliabue. Oeuvre ultime, un monument d'art total fusionnant mouvement, musique, art visuel, selon sa conception de la danse, qu'il a fait basculer dans l'ère de la modernité.

Avant de décéder le 27 juillet 2009, il avait pensé à créer une version scénographiquement allégée pour que la pièce puisse tourner. Intitulée Nearly 90², c'est cette version dépouillée que la Merce Cunningham Dance Company a présentée au Théâtre Maisonneuve hier et ce soir en ouverture du quatrième Festival TransAmériques. Cela s'imposait. Il fallait être là, voir la compagnie danser pour la dernière fois car, après cette tournée internationale, elle sera dissoute.Oeuvre posthume, Nearly 90² contient tout Cunningham. Tout y est mis au service du mouvement, libre dans une minutieuse et drastique architecture de l'espace, mouvement souverain et fluide, précis, parfaitement découpé, ultra-lent puis ultra-rapide, et toujours exécuté avec une virtuosité incomparable, par des interprètes dont il est peu dire qu'ils sont incroyables, car ce mot ne traduit pas ce qu'ils parviennent à faire, repoussant sans cesse les limites des enchaînements et des combinaisons qu'il est possible de créer avec un «simple» corps humain.

Contrairement à son habitude, Cunningham a travaillé plus d'un an à la création de cette pièce. Les figures se forment, duos, trios, quatuors, se défont, se reforment comme autant de variations de plus en plus inattendues dont la difficulté laisse sans voix. Tout, d'ailleurs, dans cette pièce, laisse sans voix. Vers la fin on retient une remarquable suite de solos qui sont autant de symphonies créées pour chacun des solistes. On embarque pour un voyage aux paysages inimaginables et changeants, avec un plaisir sans mélange. Quatre-vingt-dix minutes de beauté pure, magnétique et captivante qu'on imaginerait durer toujours.

Côté costumes, on retrouve les justaucorps, ici signés Anna Finke, auxquels Cunningham n'a jamais renoncé car en épousant au plus près les plastiques et les muscles, ils transforment les corps androgynes des treize danseurs en tableaux mobiles sans entrave, en même temps qu'ils magnifient l'extrême complexité des postures. Ils se détachent comme des rais de lumière, ou des coups de pinceaux, sur les transparences d'aquarelles, rouge, jaune, ocre, bleus, blanc irisé ou rose orangé, des lumières de Christine Shallenberg projetées sur une toile sur laquelle se découpent les mouvements.

Et puis la musique, élément toujours essentiel et iconoclaste dans l'univers de Cunningham qui le premier, avec John Cage, avait détaché le mouvement du son. C'était parfois insupportable, toujours dérangeant. Dans Nearly 90² c'est le cas. Les compositions musicales de l'ancien bassiste de Led Zeppelin, John Paul Jones, et du directeur musical de longue date Takehisa Kosugi, jouées live dans la fosse d'orchestre par John King et Takehisa Kosugi, sont omniprésentes, hypnotiques, assourdissantes. Mais il n'était pas possible que pour la dernière oeuvre, la musique ne soit pas magistrale. Substantifique essence de l'univers Cunningham, sur tous les plans Nearly 90² nous immerge donc dans son univers unique.

La première fois que j'ai découvert cet univers c'était en 1982 au Théâtre de la Ville à Paris. J'avais 21 ans et je me souviens que je voulais sortir tellement l'absence de repères connus m'insupportait. Cunningham, c'est une éducation, il faut s'accrocher pour entrer mais une fois dedans, c'est l'émerveillement. Je pensais à cela en rentrant après cette toute dernière présentation. Merce Cunningham fait partie de l'histoire de la danse mais son oeuvre est aussi imprimée dans les rétines des millions de spectateurs qui l'ont vue depuis près de 60 ans. Heureusement, après la dissolution de la compagnie, ses danseurs se consacreront à enseigner et transmettre son patrimoine.

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