Nathalie Petrowski a vu Les fées ont soif au Théâtre du Nouveau Monde il y a 40 ans. La pièce de Denise Boucher avait fait scandale pour son propos sur la religion et provoqué un débat sur la censure. Émilie Côté, qui n'était pas née en 1978, a vu la pièce pour la première fois avant-hier. En cette époque du #moiaussi, la nouvelle production qui a pris l'affiche au Rideau Vert est troublante d'actualité. Discussion croisée.

Émilie Côté



À la fin de la pièce, juste avant l'ovation, Monique Miller, assise derrière moi parmi la foule, a lancé: «La pièce aurait pu être écrite hier.» Je ne pourrais dire mieux. Le dernier tiers de la pièce semble s'inspirer directement de l'actualité de la dernière année avec le mouvement #moiaussi. Et même des derniers jours avec la candidature du juge Brett Kavanaugh à la Cour suprême des États-Unis qui tente de discréditer les femmes qui l'accusent d'agression sexuelle. 

Nathalie Petrowski

Je suis tout à fait d'accord avec toi. À mes yeux, la pièce n'a pas vieilli d'une ride. Je dirais même qu'elle a rajeuni. Dans mon souvenir, qui est assez vague, je dois l'avouer, la pièce m'était apparue incantatoire, poético-machin et un peu prêchi-prêcha. Il faut dire qu'à l'époque, j'avais 24 ans, et même si je me disais féministe, j'ai l'impression que mes idées à ce sujet n'étaient pas très claires.

Émilie Côté

Il y a des phrases du texte qui tapent en plein dans le mille. «Tirons sur les murs du silence [...] Ouvrir les battants des mots. Mal par mal. Culpabilité par culpabilité. Peur par peur.» Même si la religion n'a plus l'emprise qu'elle avait, je trouve que le personnage de la Sainte a bien vieilli. Elle incarne la fille à la vie conventionnelle et plate. Quant à la bonne mère de famille et à la putain, ce sont quand même deux symboles encore très forts aujourd'hui. On presse les femmes de concilier carrière, beauté et famille, mais aussi d'être « ndignes». La scène d'ouverture avec les gigantesques corps de femmes en papier mâché, qui illustrent les archétypes féminins, est par ailleurs très forte.

Nathalie Petrowski

Un de mes moments préférés de la pièce, c'est lorsque le personnage de la statue, interprété avec une belle ironie par Caroline Lavigne, déshabille la Vierge Marie. Enfin, déshabiller n'est pas le bon mot. Dans le fond, elle donne la parole à Marie, qui se met à ruer dans les brancards et à dire qu'elle en a marre d'être prisonnière de sa statue de plâtre, marre d'être cette icône désincarnée inventée par les hommes pour mieux contrôler les femmes. J'adore quand elle dit: «Je suis Immaculée, oui, mais dans LEUR conception.» 

J'ai été très étonnée par cette charge très crue et très audacieuse de Denise Boucher, qui ne cherchait pas à profaner la Sainte Vierge, mais à la libérer. Pas étonnant que les Jeunes Canadiens pour une civilisation chrétienne ainsi qu'une couple de Bérets blancs perdus aient voulu interdire la pièce. Ils avaient tort, bien entendu, et c'est bien pour cela qu'ils ont été déboutés en cour, mais on ne peut nier l'incroyable audace de ce texte pour l'époque.

Émilie Côté

Vraiment. Le Conseil des arts de Montréal avait même demandé au TNM de modifier le texte sous prétexte qu'il était trop vulgaire. Dire qu'on a voulu interdire la tenue de la pièce il y a 40 ans et que le soir de la première médiatique du Rideau Vert, avant-hier, Jean-François Lisée, le chef du Parti québécois, et Ruba Ghazal, candidate de Québec solidaire dans Mercier, en ont profité pour faire des apparitions publiques en fin de campagne électorale. Mais pour en revenir à la pièce, qu'as-tu pensé des segments chantés?

Photo fournie par le Théâtre du Rideau Vert 

Nathalie Petrowski

Je ne me souvenais pas qu'il y avait de la musique ou des chansons dans Les fées d'il y a 40 ans. Mais bon, comme je le disais, je ne me souviens pas de grand-chose. C'est pourquoi les chansons exécutées par les actrices et les deux musiciennes sur scène m'ont beaucoup plu. Je sais que certains trouvent ces chansons un brin dépassées, mais pas moi. Je trouve au contraire que les chansons viennent colorer le récit et rendre la pièce moins statique et plus rythmée. Par moments, à cause de la musique, de l'humour et du jeu des actrices qui ne sont pas toujours en train de pleurer leur vie, on a presque l'impression d'être dans une revue musicale ou un show de cabaret féministe. C'est très rafraîchissant et ça va à l'encontre de l'aura de lourdeur menaçante que la controverse d'il y a 40 ans a installée dans notre mémoire collective. 

Toi qui suis la musique d'aujourd'hui, tu les as aimées, les chansons des Fées?

Émilie Côté

Oui, beaucoup. Les scènes où elles chantent en harmonie évoquent la solidarité et la sensibilité féminines. J'ai aussi beaucoup apprécié le passage du texte qui dénonce le fait que le masculin l'emporte sur le féminin dans la langue française. Et il y a de nombreuses phrases introspectives de la pièce que je médite encore, dont celle-ci: «À 12 ans, qu'est-ce que je voulais?» C'est vraiment l'une des pièces de théâtre à voir cet automne. 

Nathalie Petrowski

J'ai vu que la pièce affichait complet et qu'il y avait déjà des supplémentaires, et c'est tant mieux. Cette pièce tombe pile avec notre époque et avec les changements de paradigme dans lesquels nous sommes tous plongés, que nous le voulions ou non. Et la beauté de cette pièce, c'est que tout le monde peut y trouver son compte, les jeunes comme toi et ceux qui étaient jeunes, il y a 40 ans. Quant aux milléniaux, je leur souhaite de lâcher leurs téléphones intelligents pour un soir et d'aller à la découverte d'une parole qui, l'espace d'une heure et demie, fait de nous tous des fées assoiffées de liberté. 

Émilie Côté

Et des fées assoiffées d'égalité. 

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Les fées ont soif est présentée au Théâtre du Rideau Vert jusqu'au 10 novembre.

Photo fournie par le Théâtre du Rideau Vert