L'Opéra de Montréal poursuit sa 34e saison avec l'inévitable hommage au bicentenaire de la naissance de Verdi. Son heureux choix s'est porté sur l'ultime ouvrage du compositeur, la comédie lyrique Falstaff, d'après Shakespeare. L'OdM avait donné Falstaff une seule fois, en 1994, il y a donc près de 20 ans. À cet égard, une précision : une production précédente dont on parle encore, et qui mettait en vedette Louis Quilico, remonte à 1974 et fut l'initiative de l'Opéra du Québec, l'«ancêtre» de l'OdM.

Choix heureux, donc. Et doublement. À la veille de ses 80 ans, Verdi fait ici une volte-face complète dans sa «manière» habituelle : il aborde un sujet comique (ce qu'il n'avait fait qu'une fois précédemment, un demi-siècle plus tôt, avec l'obscur Un Giorno di regno), il compose un opéra dépourvu d'ouverture et de grands airs, il utilise un langage musical qui ne ressemble en rien à ce qu'il a fait jusque-là et conclut l'exercice avec une étourdissante fugue à 10 voix. On peut même se demander si son librettiste Arrigo Boito, qui était d'abord compositeur, ne joua pas un certain rôle dans ce changement complet de style.

Pour l'instant, nous voici devant Falstaff. Les amateurs d'opéra qui dédaignent Verdi font exception pour Falstaff dont ils admirent l'écriture savante, moderne et tellement différente de tout ce qui précède. Ceux-là seront comblés car il s'agit d'une production tout à fait brillante. Par contre, ceux qui aiment le Verdi des Traviata, Aida et Don Carlo ne s'y retrouveront pas. Celui qui vous parle se range dans ce dernier camp et ose même dire qu'il n'aime pas, tout en l'admirant, ce dernier opéra de Verdi.

Passons vite sur les quelques réserves que suscite la production. L'auberge où Falstaff passe ses journées et qui, en principe, ouvre chacun des trois actes, est remplacée par une chambre dominée par un lit où notre héros tient audience. De plus, la tradition en a fait un être démesurément gros. À l'OdM, l'interprète n'a rien du Falstaff des livres d'images. Mais il reste convaincant. Il s'appelle Oleg Bryjak, vient du Kazakhstan, et remplace celui qu'on avait d'abord annoncé. Il projette une voix puissante, très nuancée aussi, et incarne avec vérité le bonhomme ventru qui se croit encore irrésistible auprès des dames.

Marie-Nicole Lemieux lui vole presque la vedette en Mistress Quickly, l'entremetteuse qui mène l'action une bonne partie du temps. Notre mezzo, dont l'authentique couleur de contralto s'affirme de plus en plus, est toujours comique, mais elle l'est finement, sans la moindre vulgarité, même lorsque le metteur en scène la fait monter dans le lit de Falstaff.

La distribution est entièrement satisfaisante sur tous les plans : jeu, chant, présence. Dans le mouvement scénique perpétuel et extrêmement bavard, il n'est pas toujours possible cependant d'isoler un ou une interprète. Les deux dames à qui l'innocent Falstaff envoie la même lettre enflammée sont brillamment incarnées par Gianna Corbisiero et Lauren Segal. La première fait une rentrée justifiée sur notre scène lyrique. Un trémolo, à sa première intervention, disparaît vite et la voix retrouve bientôt tout son éclat. Aline Kutan projette encore une voix quasi miraculeuse qui semble planer au-dessus des autres. Chez les hommes, le jeune ténor Antonio Figueroa se distingue par un jeu très subtil et une voix à l'avenant. Les ensembles sont particulièrement réussis.

Des décors en location, on retiendra l'élégant jardin des Ford et, au tableau final, le parc avec son énorme chêne se détachant du clair de lune. Les costumes sont tous beaux, comme le sont les déguisements et les masques; l'habit de Falstaff, tout paré pour son rendez-vous avec Alice Ford, pourrait être plus grotesque encore.

David Gately a réglé une mise en scène très vive, comme le demande le sujet (et malgré bien des clowneries faciles au tout début). L'Orchestre Métropolitain est en accord à chaque instant, le chef invité Daniele Callegari y fait constamment ressortir tout le pittoresque de l'action et le choeur affiche une force et une précision inhabituelles.

Avant la première, samedi soir, l'Opéra de Montréal, par la voix de son directeur artistique, Michel Beaulac, a rendu hommage au regretté Paul Desmarais, l'un de ses plus importants mécènes, ainsi qu'à Jacqueline Desmarais, présente à la représentation.

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FALSTAFF, comédie lyrique en trois actes (six tableaux), livret d'Arrigo Boito d'après Shakespeare, musique de Giuseppe Verdi (1893).

Production: Opéra de Montréal. Salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts. Première samedi soir. Autres représentations: 12, 14 et 16 novembre, 19 h 30. Avec surtitres français et anglais.

Distribution:

Sir John Falstaff, seigneur anglais et bon vivant : Oleg Bryjak, baryton

Bardolfo et Pistola, ses compagnons : Jean-Michel Richer, ténor, et Ernesto Morillo, baryton

Alice Ford et Meg Page : Gianna Corbisiero, soprano, et Lauren Segal, mezzo-soprano

Mistress Quickly, leur confidente : Marie-Nicole Lemieux, mezzo-soprano

Ford, riche bourgeois, mari d'Alice : Gregory Dahl, baryton

Nannetta, fille des Ford : Aline Kutan, soprano

Fenton, amoureux de Nannetta : Antonio Figueroa, ténor

Le Docteur Cajus, prétendant de Nannetta : James McLennan, ténor

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Mise en scène : David Gately

Décors et costumes : John Conklin et Olivier Landreville

Éclairages : Éric W. Champoux

Choeur de l'Opéra de Montréal (dir. Claude Webster) et Orchestre Métropolitain

Direction musicale : Daniele Callegari