À 43 ans, après Les triplettes de Belleville, Beast et tout, Betty Bonifassi se retrouve enfin face à elle-même, sur un disque où se côtoient espoir et douleur.

«Cet album-là, c'est moi d'un bout à l'autre...»

Pendant des recherches sur la pièce Des souris et des hommes de John Steinbeck (1937), Betty Bonifassi est tombée sur les enregistrements du chercheur Alan Lomax qui a passé 50 ans à recueillir les chants de prisonniers et les work songs des Afro-Américains, descendants d'esclaves arrachés à l'Afrique de l'Ouest deux siècles plus tôt.

Esclaves, prisonniers: même couleur, même combat, même douleur devant la solitude, la souffrance et la sujétion. Même recours aussi au rythme et à la voix chantée pour tirer espoir de ce que les psycho-sociologues modernes pourraient appeler le «souffrir-ensemble».

«L'asservissement des peuples, ça me parle», lance Betty Bonifassi, rencontrée la semaine dernière dans un café du Mile End pour parler de son premier disque solo. Et de bien d'autres choses... «Ma mère est serbe, un peuple qui, comme d'autres dans les Balkans, a été l'esclave des grands empires pendant six siècles...» Ce disque, longtemps porté, elle en a déjà livré l'essence au dernier Festival de jazz avec le spectacle Chants d'esclaves, chants d'espoirs, mais, pour finir, il s'intitule simplement Betty Bonifassi.

Parce que c'est le premier qu'elle fait en son nom, elle qui a chanté aux Oscars - sublime Belleville rendez-vous, avec Benoît Charest, compositeur des Triplettes de Belleville en 2004 -, et aux Grammys dans le duo Beast que son comparse Jean-Philippe Goncalves avait suggéré de nommer ainsi à cause de Betty la bête de scène. Betty the Beast, oui, la tigresse qui fait peur à bien du monde... Et qui se fait peut-être peur à elle-même aussi.

Quinze ans d'attente

On pourrait voir dans ce CD une deuxième naissance pour la chanteuse originaire de Nice, une renaissance, artistique et personnelle, pour cette femme de 43 ans qui joue son va-tout dans une création à très haut risque. Que lui apporte cette aventure? Béatrice Bonifassi éclate en sanglots, réaction post-traumatique normale.

«Ça fait 15 ans que j'attends ça, tu comprends? Ç'a été dur... Parce que j'avais l'impression de négliger mon fils de 14 ans: un projet comme ça te prend toute ton énergie... Ça n'a pas été facile avec les gars non plus... Mais voilà! Ce n'est pas parfait, mais on l'a fait!»

«Les gars», ce sont le bassiste Jean-François Lemieux et le claviériste Alex McMahon, coréalisateurs de l'album, et le batteur Benjamin Vigneault, qui ne manquerait pas un coup, même dans un chain gang de chemin de fer. Et voici Prettiest Train, l'une des dix chansons traditionnelles du CD où l'on retrouve aussi deux pièces originales.

Les racines du blues

À partir des rythmes originaux, Bonifassi et Lemieux ont composé des musiques en tous points modernes, mais évocatrices des racines mêmes du blues et, par là, du soul. «Quand j'écoutais les enregistrements d'Alan Lomax, au Smithsonian Institute de Washington, j'entendais le soul dans la voix de ces hommes», se rappelle Betty Bonifassi, tellement chez elle dans ce style qu'on croirait l'entendre chanter de sa véranda, à Jackson ou à Bogalusa.

No more my Lawrd/I'll never turn my back... «On ne parle pas de Lord Jesus Christ ici, mais du "lord" de la plantation, le seigneur qui se donnait tous les droits. L'art vocal était l'instrument premier de la résilience des esclaves...» Betty Bonifassi - elle parle six langues - emploie ce mot dans son acception anglaise qui réfère à la capacité d'une personne ou d'un groupe à s'ajuster à des conditions difficiles.

Le fond émotif même du blues, en d'autres mots... «Le blues, explique-t-elle, est la rencontre entre la polyphonie des Noirs de l'Afrique de l'Ouest et la musique occidentale jouée par les anciens esclaves sur des instruments occidentaux...» La guitare, principalement, instrument «populaire» entre tous. Mais il n'y a pas une note de guitare sur ce disque de Betty Bonifassi.

«Nous voulions nous approprier les pièces en nous en tenant à leur essence même...», explique-t-elle.

Les vieux rockeurs reconnaîtront cette Black Betty, work song portée sur les palmarès par Ram Jam en 1977 et reprise au fil des ans par Lead Belly, Alan Lomax lui-même, Nick Cave, Manfred Mann, Tom Jones et Meat Loaf. «Black Betty a eu un bébé/Et il a les yeux bleus du capitaine...» Betty B. a fait un CD et elle va brasser le Cabaret du Mile End...

De son premier CD, Béatrice Bonifassi dira finalement qu'elle l'aurait souhaité «plus organique dans les rythmes», mais qu'il n'en est pas moins gratifiant, même s'il a peut-être fait ressortir son côté agressif... Et peut-être aussi sa révolte d'esclave du système. «Ce disque, dira cette artiste intégrale et intègre, m'a amenée au bout de ma synthèse de l'esclavage.»

La frontière avec la Liberté ne doit pas être loin...

BLUES

Betty Bonifassi

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L-A be

Lancement LUNDI prochain