Comme tant de grandes histoires d’amour, celle-là a pour décor un magasin de disques. Nathaniel Rateliff raconte comment Leonard Cohen est entré dans sa vie et dans son cœur, à l’occasion d’une célébration symphonique du répertoire du poète montréalais.

« Chaque semaine, j’allais dépenser mon chèque de paie dans ce magasin-là, un petit disquaire de centre commercial, dans le Missouri rural, qui vendait des CD. J’y allais si souvent que j’avais développé une sorte d’amitié avec la madame qui y travaillait », raconte Nathaniel Rateliff, joint chez lui à Denver à quelques jours de la présentation à Montréal de son hommage au parrain de l’obscurité, durant lequel il sera accompagné des 40 musiciens du Wordless Orchestra.

Parenthèse : si le jeune Nathaniel comptait déjà sur un chèque de paie dont se délester à un âge aussi tendre, c’est qu’il a quitté l’école à 16 ans pour mieux travailler dans une usine de plastique, le premier d’une série de petits boulots – construction de terrasses, entreprise de camionnage, jardinage – qui lui auront permis de ne pas être avalé par l’obscurité d’une carrière qui aura mis plusieurs années à trouver la lumière.

« Un jour, j’entre dans le magasin, reprend-il, et j’entends une chanson qui m’a donné comme un coup dans la poitrine. J’ai demandé à la madame c’était quoi. C’était l’album Songs of Love and Hate de Leonard Cohen. »

Traitement royal

Que Leonard Cohen figure au panthéon des artistes ayant le plus façonné l’imaginaire de Nathaniel Rateliff pourrait avoir de quoi étonner qui ne connaît que The Night Sweats, la formation qui le révélait en 2015 grâce à sa soul bouillante, plus près d’Otis Redding ou de Van Morrison que de l’œuvre de celui qui a un jour eu beaucoup de plaisir dans la chambre numéro 2 du Chelsea Hotel. Mais avant d’ainsi endimancher ses chansons, le résidant de Denver a lancé deux albums d’une folk enténébrée, indéniablement tributaire de Cohen.

Au moment de devenir un des ambassadeurs de l’Orchestre symphonique du Colorado, des responsabilités s’accompagnant de la chance dorée de monter des spectacles sur mesure afin de célébrer une icône, le chanteur à la voix aussi vaste que le canyon de Red Rock savait déjà qu’il lui faudrait soumettre ce traitement royal au répertoire de son inspirateur montréalais. De quoi mesurer le chemin parcouru : la dernière fois qu’il avait joué du Cohen, c’était dans le bar d’un ami, avec pour seule symphonie sa guitare.

Leonard a ce don pour prendre quelque chose qui sonne comme une formule biblique, des Écritures saintes, et à les faire sonner sexy. Et inversement, quand il parle de sexualité, ce n’est jamais obscène. On reste toujours du côté du sacré, de notre commune humanité.

Nathaniel Rateliff

« J’admire qu’il montre ses failles dans ses chansons, poursuit-il, qu’il dise qu’il se trouve laid, qu’il mette ses insécurités sur la table, qu’il soit vulnérable. » Certains ajouteraient sans doute que c’est précisément par ces failles qu’entre la lumière.

Durant ce concert, d’abord présenté à Denver les 5 et 6 avril derniers, Rateliff pigera essentiellement dans les cinq premiers albums de Cohen, dont Death of a Ladies’ Man (1977), réalisé par l’infâme Phil Spector, un disque que son auteur a lui-même désavoué, avant d’apprendre à l’aimer à mesure que de jeunes musiciens post-punk le portaient aux nues.

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, ARCHIVES LA PRESSE

Nathaniel Rateliff au Festival international de jazz de Montréal en 2022

« On parle trop peu du côté comique de Cohen. Il n’y avait personne d’aussi doué pour se moquer de lui-même. Il était très pince-sans-rire, en particulier sur ce disque », observe celui qui a néanmoins préféré piger, pour l’essentiel, parmi les incontournables du catalogue, avec au cœur la foi que ces chansons, et surtout ces textes, ont toujours quelque chose de neuf à révéler à leurs auditeurs, peu importe qu’ils les aient entendus mille fois.

Autrement dit : malgré ses innombrables (et souvent regrettables) interprétations, Hallelujah sera au programme. « Je pense que si je ne la jouais pas, il y a trop de gens qui m’attendraient à la sortie pour me demander pourquoi », lance Rateliff en riant. « Et puis, très honnêtement, c’est une des chansons pour lesquelles j’ai le plus de vénération. C’est une des plus grandes chansons jamais écrites. »

Une dimension spirituelle

Après avoir vécu son enfance au sein de l’Église évangélique, et n’avoir longtemps écouté que du rock chrétien, Nathaniel Rateliff a connu en entrant dans l’âge adulte plusieurs crises de foi, qui le mèneront à remettre en question l’existence de Dieu. Leonard Cohen, né dans une famille juive de Westmount, passera sa vie à chercher la transcendance, dans le lit de plusieurs femmes, mais aussi durant une retraite de cinq ans au Centre zen du mont Baldy.

« Ma vie comporte encore à ce jour une grande dimension spirituelle, dit Rateliff, 45 ans, mais j’ai beaucoup de mal avec les institutions religieuses. J’aime l’aspect rituel de la religion. »

Dans sa chambre d’hôtel, l’homme a l’habitude de s’aménager un espace de recueillement, avec de l’encens, des bougies, ainsi qu’une photo de son père, mort à la suite d’un accident d’auto quand il n’avait que 13 ans, une autre de son réalisateur Richard Swift, emporté par la maladie en 2018 à l’âge de 41 ans, et un polaroid de la tombe de Leonard Cohen au cimetière du Mont-Royal, qu’il tente d’aller fleurir lors de chacun de ses passages en ville.

« Et soudainement, une fois que tout ça est installé, je me sens plus groundé et surtout, je me sens protégé. »

Ce lundi à la salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts

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